Le sourire peut être au visage ce que la voie lactée est à la nuit :
l’explosion d’une énigme dont la clef nous est enfin révélée ou bien l’éclaboussement d’une présence dont le secret n’est autre que la joie.
Le monde entier ne cesse de nous sourire mais nous restons souvent de marbre :
chaque arbre, le chant d’un oiseau, la moindre fleur, le feu dansant des étoiles, le fleuve aux eaux vives nous jettent aux yeux des milliers d’étincelles. Mais nous allons tête baissée, d’un pas triste, vers les menus soucis qui peuplent notre aujourd’hui.
La poésie est le sourire du monde même lorsqu’il lui arrive de broyer du noir.
Et ce n’est rien de le dire aujourd’hui
alors qu’il s’enfonce dans sa prose maladroite et guerrière, envahie de machines aveugles, ignorant la ponctuation et la respiration des marges.
Il suffirait pourtant d’un simple saut à la ligne,
d’un trois fois rien, pour ouvrir l’espace du sourire. Il faudrait être paisible avec sa propre nuit pour parvenir à cela, ne pas avoir peur de tomber, de perdre ses appuis, pour laisser venir au jour le sel d’une telle lumière.
Le sourire est l’accueil de cette bénédiction de la vie jusque dans ses ténèbres.
Par-delà l’épreuve, par-delà les blessures, par-delà le trouble et le doute.
On peut accueillir ce sourire à l’improviste.
Du creux de la souffrance ou aux lisières mêmes de la mort. La joie peut être là, intacte, et se manifester dans la caresse d’une joie enfantine.
C’est ce qui est arrivé au poète et chanteur Philippe Forcioli,
en cette fin d’année 2022 et au tout début de l’année 2023. Depuis son lit de douleur à la clinique de la Sauvegarde à Lyon, il a abandonné sa main à celle de l’ami Christian Bobin dont il venait d’apprendre la mort. Il a vécu des semaines d’intense communion avec lui. Le poète souriant lui a donné le goût de se mettre à griffonner sur des feuilles volantes, ensuite patiemment retranscrites sur son clavier d’ordinateur, des textes pleins de tendresse et de joie qu’il a rassemblés sous le titre Les Impromptus de la sauvegarde . C’est un grand sourire émerveillé qui l’a accompagné au fil des semaines où il accueillait ainsi son propre chant de vie… Et Christian Bobin lui-même, au terme de ce chemin d’écriture, est venu le visiter un soir pour lui adresser un sourire miraculeux, le sourire même de l’amour plus fort que la mort.
Ce sourire dont il parlait avec une telle justesse dans son dernier entretien
sur France Inter un peu plus d’un mois avant de nous quitter : « J’aimerais un jour, mais je n’y arriverai pas, écrire un livre entier sur le sourire : ça m’apparaît la clef de tout ! Il y a un petit refrain du poète William Blake qui dit : « Existe un sourire des sourires et une fois qu’on l’a vu dans la vie, une fois, c’en est fini de toutes misères ». J’ai eu la chance dans ma vie d’avoir été royalement atteint par ce sourire-là à travers le visage dont les donateurs ont pu être mon père, ou une amie, Ghislaine…
Aujourd’hui on nous dit : la vérité est noire, elle est sombre, elle est pleine de ténèbres, elle est pleine de boue, mais pourquoi ne pas aller chercher cette vérité qui est encore beaucoup plus profonde, me semble-t-il, qui est celle d’une douceur surréelle, d’une invitation à vivre, donnée par l’autre et cette invitation est acceptée. Le sourire c’est un petit peu comme une barque égyptienne qui passe sur les lèvres, vous voyez ? C’est très beau, c’est plus que beau ! C’est la signature d’un texte que je n’arrive pas encore tout à fait à déchiffrer… »