Au cœur de l’Occident mystique
« Quand le moi apparaît, le parfait disparaît »
Cette parole elliptique et paradoxale nous vient d’un parfait inconnu, l’un de ces anonymes qu’affectionnait le Moyen Âge tant l’auteur tenait à s’effacer derrière ses propos. Même inconnu, cet homme qui était un « Ami de Dieu », vivait au quatorzième siècle au monastère de Francfort, chevalier teutonique, prêtre et custode( porteur de l’hostie). Il est, à tout jamais, « l’Anonyme ».
Il est l’auteur d’un tout petit livre « Le petit livre de la vie parfaite » qui a eu un destin extraordinaire dans toute l’Europe, aussi bien en milieu protestant ( l’ouvrage avait été traduit du latin a l’allemand par Martin Luther) que dans l’univers catholique. Tous se sont reconnus dans ce texte mystérieux, souvent abyssal, religieux ou laïcs, alchimistes et rationalistes alors que tout semblait les séparer.
Véritable Tao-té-King chrétien, constellé de paroles souvent renversantes, il nous parle encore aujourd’hui, en ce début de millénaire incertain, comme il a su parler à tant de femmes et d’hommes différents, de Luther( 1483-1546) aux philosophes d’à peu près toutes les époques…. Étrange aventure pour un ouvrage dont on ne sait rien de l’auteur sinon, comme il le dit dans son préambule que : « Le Dieu tout-puissant et éternel a écrit ce livre par un homme sage et raisonnable, juste et sincère, son ami ».
Du paraître à l’essentiel
Dans nos sociétés du paraître, l’Anonyme nous rappelle que l’essentiel est ailleurs : « Quant à l’homme intérieur, si d’un seul élan il bondissait vers le Parfait, il éprouverait que celui-ci est infiniment plus noble que le partiel et l’imparfait. » Blaise Pascal, (1623-1662) le rejoindra bien plus tard quand il écrira que le moi est haïssable. La question posée est intemporelle. Comme le dit symboliquement l’Eternel à Adam, qui se cache dans la végétation luxuriante de l’Eden pour ne plus être vu, où sommes-nous collectivement et individuellement ?
La culture du « Tout à l’ego » qui est un des marqueurs de nos sociétés est radicalement mis en cause par ce partiel qui, dans le langage de l’Anonyme, est identique au « Moi, je ». Il l’affiche encore plus explicitement au début de son ouvrage quand il donne le sens profond de la chute cosmique d’Adam du jardin de l’Eden : le je, le mien, le mon, furent la source de l’exil d’Adam de l’Eden. L’Anonyme touche là à l’une des composantes de l’homo sapiens, son côté primate, doté d’un territoire à ne pas toucher, un « mien » et donc potentiellement, un prédateur qui défend son moi territorial. Il peut dès lors agresser, symboliquement ou physiquement, tout autre créature vivante qui l’approcherait. Ce faisant, l’Anonyme n’est-il-pas l’un des grands analystes des grandeurs et des abîmes de l’homme ?
Le néant divin
Souvent, les religions ont une appréhension anthropomorphique du divin ou, à tout le moins, de le présenter comme le Tout-puissant, celui qui est au-dessus de tout, incréé, et auteur de l’univers entier. Que nous dit l’Anonyme sur ce point ? Il utilise souvent le terme de Parfait, insaisissable, inconnaissable et inexprimable : « C’est pourquoi, le Parfait est appelé Néant car il n’est aucune des créatures. »
Sans faire d’anachronisme hors sujet, car l’Anonyme ne pouvait avoir aucune idée des qualificatifs modernes du néant ou du vide créateur de l’univers développé par les scientifiques contemporains, il tranche radicalement avec tout un héritage anthropomorphique du divin, souvent masculinisé. Cela donne à ses paroles un côté paradoxal, bien loin des autres formulations qu’un certain type de christianisme a diffusé, notamment au XIX ème siècle.
Ce « Néant » divin, par nature inconnu, « n’a même pas besoin de venir dans l’âme :il y demeure déjà mais Il y est inconnu ». Notre propre nature humaine est donc, pour l’Anonyme, habité dans sa chambre secrète par ce néant divin. Il est « vide » est contient tout. Il fait de nous des êtres finis-infinis. Quel vertigineux paradoxe !
Le « péché » ou l’inversion de l’Etre
Des siècles de moralisme ont usé, abusé et surtout déformé le sens du mot péché, comme le signale Annick de Souzenelle, hébraïsante et théologienne chrétienne orthodoxe. Ce mot veut dire tout simplement manquer sa cible. L’Anonyme le dit d’une façon parallèle quand il écrit que : « Le péché n’est rien d’autre que l’acte par lequel la créature, se détournant du bien immuable, se tourne vers ce qui est soumis au changement……et en premier lieu vers elle-même »
L’Anonyme n’est pas dans la culpabilisation mais tout au contraire dans le rappel de la nature profonde de l’homme qui est de se rapprocher, au fil de ses évolutions de vie, de ce moteur immobile qui met le monde en mouvement. Se relève, au passage, encore une proximité avec le Tao-Té-King évoquant cette roue immobile qui assure le mouvement de l’univers et dont l’être humain est le reflet.
Enfer et paradis, un seul chemin
Durant plus d’un millénaire, la parole du christianisme a été présentée sur le mode binaire, mal/ bien/ noir, enfer/ paradis etc…Et voilà qu’une voix inconnue, celle de l’Anonyme, hors des sentiers battus, dans une langue rugueuse, vient nous dire qu’un dépassement de cette dualité est possible voire nécessaire pour atteindre le sommet de l’être. L’Anonyme écrit en effet dans son Traité de la vie parfaite que : « L’enfer et le ciel sont, pour l’homme, deux bons et sûrs chemins dans ce monde. Heureux celui qui ne les manque pas ! Car l’enfer passera mais le Royaume céleste ne passera pas. »
Ces propos étaient surprenants à l’époque et ils le demeurent encore plus de nos jours. Si l’Inquisition historique a disparu, les fondamentalismes religieux ont pris un autre visage, celui des conditionnements ou du culturellement ou religieusement corrects, assortis de ses codes et châtiments individuels ou collectifs, au nom d’une morale qui dicte les conduites a tenir et nomment les Enfers a éviter et les Paradis à rejoindre par des voies morales purement humaines.
Il y a chez l’Anonyme un dépassement de touts les codes au nom d’une liberté qui est première chez l’homme, un affranchissement de toutes les normes. Là est bien son originalité et son anticipation par rapport aux sédimentations de l’histoire.
Que nous dit l’Anonyme aujourd’hui ?
Il nous dit quelque chose d’essentiel, « utile », voire opératoire dans tous les moments de notre vie. Nous avons déjà tout, si nous le voulons bien et nous sommes tous reliés en Tout : « Qui a tout, qui Le connait et l’aime, a et connait Tout et tout bien. Que lui faudrait-il donc de plus, ou d’autre ? Que seraient pour lui les parties, puisque le Parfait unit en un être unique toutes les parties ? »
Il ne reste plus aux hommes et aux femmes de maintenant que d’entendre et de mettre en œuvre cette expérience de l’indicible, ancienne et nouvelle, spirituelle et très concrète, une spiritualité pour notre temps.
Le Blog de Gérard-Emmanuel Fomerand
http://www.laspiritualitedelabeaute.fr/
Gérard-Emmanuel Fomerand
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