La grammaire de la démocratie
Jo Spiegel
interviewé par Maxime Mocquant
Jo Spiegel est maire de Kingersheim depuis 1989. Cet ancien professeur d’éducation physique et sportive (lycée de Pulversheim de 1976 à 2012) est aujourd’hui à la retraite. Il est marié, a deux fils et deux petits enfants. Il est commissaire à la transition énergétique pour Mulhouse Alsace Agglomération depuis 2014. Jo Spiegel est aujourd’hui sollicité par de nombreuses villes et agglomérations françaises et étrangères pour son expertise dans deux domaines qu’il affectionne particulièrement : la haute qualité démocratique et la haute qualité environnementale. Il est l’auteur de : Faire (re)naître la démocratie, coécrit avec Pierre Olivier Archer, Jean Laversanne, Guillermo Martin, Patrick Plantier, éd. Chronique sociale, 2013 ; Citoyens, impliquonsnous (Re)prenons le pouvoir, collectif, éd. Chronique sociale, 2015 ; Et si on prenait – enfin ! – les électeurs au sérieux, éd. Temps présent, 2017.
Vous exprimez le fait que la démocratie n’est pas un affrontement mais de la coopération.
On est dans une logique de conquête du pouvoir et je pense que le saut démocratique nécessaire doit nous faire passer à une logique de partage du pouvoir. Comment passer d’une démocratie d’affrontement, systématique, stérile, à une démocratie de fertilisation des points de vue différents ? Construire du commun ensemble pour faire avancer les choses pour une société meilleure, voilà l’idée. La dimension de coconstruction et des dialogues en vérité manque dans notre culture gauloise. Ça ne passera ni par la rue, ni par le parlement, ni par le bulletin de vote mais par ce que j’appelle le pacte civique, l’engagement des politiques, des citoyens et des organisations. Ce qui manque à la pratique démocratique, ce que j’appelle la grammaire démocratique, c’est précisément la pierre angulaire du processus de décision. C’est ce qu’on essaye de faire dans les conseils participatifs où systématiquement pour tous les projets, on met en oeuvre des séquences démocratiques : comment coconstruire ensemble en prenant le temps qu’il faut ; construire, sur chaque projet, le compromis dynamique qui sera proposé aux décideurs parce que, évidemment, le conseil municipal est la phase décisionnelle : je n’oppose ni le citoyen ni l’élu. Je revendique une démocratie apaisée, exigeante, interactive pendant tout le mandat, des allers-retours construits entre les représentants et les représentés, une démocratie lente, édifiante ; dans un processus de cheminement partagé, passer du « je » au « nous », c’est-à-dire du particulier au général et de l’immédiat au long terme. Il faut associer les citoyens à tous les processus de décision, ne pas rester dans « l’entre soi » des élus. Autre principe de ce retournement démocratique : chercher à fertiliser tous les points de vue.
Il faut sortir d’une démocratie providentielle basée sur l’individualisme privé et sur la délégation permanente du pouvoir : « Dormez tranquilles braves gens, je fais à votre place ». Il s’agit aussi de trouver le chemin d’une éthique de la discussion : arriver à s’écouter, à se parler, à mettre sur la table des désaccords pour construire des accords. Voici donc la philosophie qui donne sens à nos pratiques rénovées de la démocratie, à Kingersheim.
Vous avez eu, il y a quelques années, une prise de conscience au carmel de la Paix. En quoi votre foi vous amène à agir sur le terrain politique ?
Au-delà des croyances spirituelles, il y a une foi en un monde qui revendique ce qui est vrai, ce qui est bien, ce qui est le plus juste. C’est un dieu qui n’est qu’amour. Ma vocation d’humain, de citoyen, transposée dans la politique, est de faire progresser cette société fraternelle parce qu’il n’y a pas plus important que cette dimension-là. Il faut se laisser toucher par la partie spirituelle qui nous habite, ce besoin d’intériorité, de silence, de grandissement personnel. Il ne peut pas y avoir de transformation collective, durable, sans transformation individuelle. Dans le cadre de nos règles de laïcité, de tolérance, de refus d’imposer une vérité, la dimension de fertilisation de la question démocratique et de la question spirituelle est fondamentale. Au fond, tout processus de décision nous amène à dépasser notre quant-à-soi. Et donc le rôle de l’élu est de tirer vers l’avant et vers le haut, avant de nous positionner politiquement. Cette dimension est complètement « impensée » aujourd’hui dans la politique.
S’indigner, rêver, s’engager : comment fait-on pour éduquer les gens à s’approprier ces capacités ?
Nous avons un pays de spécialistes ; aux uns de s’indigner, aux autres de rêver, enfin aux politiciens de s’engager. Pour construire un pays qui s’élève, qui progresse, il doit accepter de fertiliser ces trois dimensions. Dans chaque processus décisionnel, il y a peut-être la révolte, la critique ou l’égoïsme, il faut en tenir compte. Puis il y a un cheminement entre le « je » et le « nous » sur des temps qui durent de 18 mois à deux ans : le temps de maturation, de transformation… Il y a d’abord une réunion où les gens expriment leur colère. Ensuite il faut construire, on enclenche un conseil participatif : des volontaires tirés au sort, un collège d’élus et un collège d’experts pour avoir une parole qui parle aux gens, qui élève, qui donne du sens. Le rôle de l’élu est de savoir susciter cette dimension d’engagement à partir de piliers tels que la colère, le rêve.
Dans notre société, avec nos plannings surchargés, comment fait-on pour trouver le temps pour cet engagement citoyen ?
L’école maternelle devrait apprendre à devenir un citoyen de demain en créant, coopérant, transmettant. Avec le service civique de 6 mois obligatoire, les jeunes ont un autre regard sur l’espace public, sur l’intérêt général ; ils prennent confiance en eux, ils intègrent la notion du commun et en sortent grandis. C’est le contraire de l’individualisme privé : chacun pour soi, moi d’abord, et tout, tout de suite. Comment créer du désir démocratique ? Faire preuve d’inventivité et d’humilité. Nous avons créé les olympiades de la démocratie en 1998 : « Comment améliorer la ville ? ». En 2004, les États généraux permanents de la démocratie, comment mieux débattre ensemble, comment élaborer les solutions ensemble.
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Comment passer de l’individualisme actuel à l’altruisme nécessaire ?
Par la démocratie de participation, par le passage de l’individu au citoyen, en proposant aux citoyens d’être pratiquant de la démocratie. Il faut que l’on passe du « je » au « nous » collectif. La démocratie de participation n’a pas seulement le but de décider ensemble, elle a aussi pour but la transformation personnelle.
Peut-on se passer de la spiritualité pour tout ça ?
Elle est la grande absente du débat politique et démocratique. Je crois profondément que si on n’arrive pas à saisir cette dimension de fragilité qui nous habite, qui est en fait une dimension d’humanité, si on n’arrive pas à poser comme essentiel sa propre transformation, cela ira de pire en pire vers un matérialisme dominant, vers la marchandisation des consciences et non pas vers une démocratie apaisée et de fraternité. Cette dimension de transformation est fondamentale, elle se fait souvent dans le silence et dans des temps donnés à cela.
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Pour lire l’article en entier, Reflets n° 24 pages 29 à 31