Au cœur de l’Occident mystique
Mettre un lieu de silence dans nos vies
Jean Tauler (1300-1361) était un dominicain, dont le parcours temporel se déroula essentiellement à Strasbourg. Il fut l’un des prédicateurs les plus influents de toute l’Europe. Proche de Maître Eckhart (1260-1327), dont l’exceptionnelle figure sera évoquée plus loin dans ces chroniques, il en est le fils spirituel. Il est aussi est la figure emblématique des Amis de Dieu qui étaient, nous l’avons vu, l’une des illustrations de ce retour a l’intériorité du christianisme dont l’écho se poursuit et s’amplifie encore plus de nos jours. S’il est bien sûr assez difficile de résumer en une courte chronique l’ampleur et la profondeur de ce grand spirituel de l’Occident mystique, les traits dominants de son expérience peuvent en être dégagées. Ils seront pour les personnes de notre temps des repères ou des références pour avancer dans leurs propres chemins. Ce texte les identifiera à travers les 84 sermons, écrits de sa main ou dictés en dialecte alsacien, traduisant sa profonde expérience de la transformation possible de l’être humain.
De la connaissance de soi au détachement
L’anthropologie de Tauler part du constat de l’homme extérieur et de ses fragilités pour l’inviter, à travers un cheminement long et progressif, à aller vers Dieu. En ce sens, il est étonnamment moderne par son analyse des failles conscientes et inconscientes de l’être humain pour les identifier et en faire un terreau fertile d’avancée dans sa propre vie.
Il y a là un dépouillement lent mais sûr pour en arriver à l’essentiel que Tauler, dans l’héritage de Maître Eckhart nomme l’homme noble ou détaché. Il prend souvent, et cela lui est propre, des images ou des paraboles pour illustrer ses dires. « Ces hommes se comportent comme une eau qui s’écoule puis retourne à sa source »( Sermon 7).
L’être humain parfaitement détaché peut alors être totalement réceptif, écoutant, bienveillant dans une entière empathie aux autres et au monde. Il rejoint ainsi le cœur de la Parole chrétienne si bien synthétisé par le sermon des Béatitudes qui est sans doute un des principaux guides de vie au quotidien.
L’intériorité au centre de nos vies
Dans un monde sur agité qui est le nôtre, avec ses retombées comportementales et psychologiques parfois graves, la parole de Jean Tauler est une référence pour garder le sens de l’essentiel et ne pas se tromper de cible. Il nous rappelle, dans son sermon 44 que « L’on doit aplanir les sentiers. On doit considérer attentivement les sentiers de l’esprit vers Dieu et de Dieu vers nous…. Beaucoup de gens font cela de travers et courent continuellement après les pratiques et l’activité extérieure ».
Aplanir ses propres sentiers pour les rendre aptes à laisser passer le souffle de la paix est une tâche du quotidien que beaucoup rechignent à faire. Il est si facile de se laisser partir dans une fuite en avant d’un activisme qui ne dit pas son nom pour justifier sa propre existence ou plus prosaïquement se fuir soi-même en écartant ce face à face si important avec nous-même ! Jean Tauler est l’un de ces témoins de la Parole du Christ qui est une parole de paix quand il nous dit « Je vous laisse ma paix ». Paix et intériorité sont deux termes, ou plutôt deux états, qui sont les deux facettes d’une intériorité qui n’est pas sans rappeler les préceptes taoïstes du faire par le non-faire.
Un homme divinisé ?
Si l’intuition de la nature divinisable de l’homme est très ancienne, car elle remonte à la deuxième épître de l’apôtre Pierre, elle a souvent été mise de côté par des siècles de moralisme et d’accent mis sur les faiblesses de l’être humain. Cet aspect est progressivement redécouvert de nos jours. Jean Tauler en est l’un de ses anticipateurs quand il écrit dans son sermon 11 en évoquant l’immense potentiel de l’homme : « Alors, il s’enfonce dans l’abîme divin…C’est ainsi que l’homme devient le familier de Dieu, et de là nait un homme divin ».
Nous savons bien sûr que l’humanité est capable du pire mais elle est aussi capable de Dieu. C’est probablement l’une des mutations de long terme de notre humanité que de voir l’homme se transmuter peu à peu en quelque chose qui nous échappe encore mais qui se laisse entrevoir dans un horizon lointain. Cet homme divin dont parle Jean Tauler est encore devant nous mais cette parole prononcée il y a longtemps et depuis largement oubliée fait partie de cette Parole Christ qui est non seulement à redécouvrir mais redonne toute son ampleur à l’aventure humaine.
La fête éternelle
Dans ce processus sans doute en cours d’un changement à terme de la nature humaine, Jean Tauler, encore une fois prophète et annonciateur d’une nouvelle naissance de l’humanité nous dit des choses surprenantes, que nous pouvons vivre à chaque instant. Il évoque en effet une fête éternelle à laquelle nous sommes tous et toutes conviés et que ce temps est de tous les instants. ( Sermon 12). Pour lui, nous pouvons, dès maintenant, goûter cette joie et cette paix.
Nous voilà, encore une fois, bien loin d’un christianisme sociologique mais déjà aux abords d’une joie sans fin et d’un état de béatitude dont le Christ parlait dans son sermon sur la Montagne. Cet état de fête, ici et maintenant, à laquel nous invite Jean Tauler, ne situe pas sur un plan émotionnel ou extérieur mais dans un état profond de l’être où tous les contraintes, contraires, et difficultés s’effacent pour laisser place à la joie dont le Christ était le grand annonciateur.
L’utilisation de la langue vernaculaire, une révolution copernicienne
Il fallait vraiment avoir le courage de le faire après plus de douze siècles de primauté du latin comme unique langage de l’Eglise, de plus réservé aux sachants c’est-à-dire aux clercs. Ce quatorzième siècle est surprenant par son extrême modernité. Des hommes et des femmes vont se mettre à utiliser les langues vernaculaires de l’époque, le roman et les dialectes alémaniques principalement, pour que le sens de la Bible soit vraiment entendu et compris des auditeurs et auditrices de cette période. Le latin, tout en demeurant une référence européenne, n’est plus seulement la langue du pouvoir des clercs qui étaient à peu près les seuls à le connaître mais les textes sacrés vont alors devenir compréhensibles pour tout le monde !
Il s’agit là d’une véritable révolution copernicienne car Jean Tauler va utiliser non seulement le haut- allemand, langue déjà de l’aristocratie, mais tout bonnement l’un des dialectes populaires alémaniques, le dialecte alsacien, compris par tout le monde dans la région de Strasbourg et qui deviendra l’alsacien contemporain.
C’est bien là que Jean Tauler, à sa façon et dans son registre, apparaît comme l’un des phares des rénovateurs d’une spiritualité pour toutes et tous, accessible aux tout-venants, sans préjugés et dans l’accueil complet aux défis de leurs époques et donc de la nôtre.
http://www.laspiritualitedelabeaute.fr/
Gérard-Emmanuel Fomerand
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