Nous vous avions rencontré ici même, il y a une dizaine d’années. Est-ce que votre enseignement évolue ?
Oui. À condition que le verbe évoluer corresponde à une transformation. Être en chemin, c’est changer ; Graf Dürckheim parle d’un chemin de maturation. Quand on accompagne des élèves qui ont pris la décision d’être vraiment en chemin on peut observer un changement de leur manière d’être.
L’enseignement évolue de lui-même ?
Contemplez un cerisier. La cerise est blanche, elle mûrit, elle est rouge. Elle mûrit encore, elle est noire. C’est un processus de maturation, sans arrêt. L’enseignement évolue en parallèle avec la pratique de celui, celle, qui enseigne, avec sa transformation. Aujourd’hui, à plus de quatre-vingts ans je commence à comprendre ce que disait le Maître Zen Hirano Roshi, qui est venu au Centre pendant une dizaine d’années : « Sur la Voie qu’est le Zen, vous n’enseignez pas un savoir ou un savoir-faire. Le maître Zen partage sa connaissance ».
Partager sa connaissance c’est s’appuyer, non pas sur des théories mais s’appuyer sur son propre vécu, sur les expériences intimes qui jalonnent la pratique d’un exercice, sur ce qu’on a soi-même ressenti, éprouvé, en pratiquant cet exercice durant des années. Je reprendrai volontiers l’expression qu’utilisait Graf Dürckheim : « L’enseignement que je propose, ici, à Rütte, n’engage pas un tête-à- tête mais un corps-à-corps ». Le mot corps désigne ici le corps que nous sommes, Leib dans la langue allemande ; à ne pas confondre avec cet autre mot de la langue allemande, Körper, le corps que l’homme a (le corps que l’homme pense avoir).
La connaissance est expérience ?
Oui. Lorsque je me suis installé dans la Forêt Noire pour suivre son enseignement, Graf Dürckheim m’a fait une remarque troublante : « Jacques, j’ai l’impression que vous disposez d’un large savoir en ce qui concerne ce que j’appelle le corps que l’homme a ; mais je dois vous dire que vous ne connaissez encore rien sur ce que je désigne comme étant le corps que l’homme est ».
La distinction entre les savoirs et la connaissance est effective.
Pendant les cinq années passées à Rütte, Graf Dürckheim et sa collaboratrice Mme Pelzer m’ont accompagné sur un chemin qui met en évidence que le corps vivant, dans sa globalité et son unité, est un champ d’action, un champ de conscience et un champ d’expérience. À ce sujet j’aimerais préciser ce qu’on entend par le corps champ de conscience, c’est-à-dire un champ de connaissance.
Notre approche habituelle du réel se réalise à travers l’usage de la conscience de, la conscience qui objective ce qui est perçu par les sens en engageant ce processus mental qu’est la pensée. Le corps vivant peut être envisagé comme étant la conscience SANS de. Ce qui devrait intéresser tous les enseignants qui proposent des exercices ayant des racines dans les traditions de l’Orient et de l’Extrême-Orient. Un exemple vaut plus que les théories. Dans la pratique du yoga, du taï-chi comme dans le domaine du développement personnel, l’élève est invité à se concentrer sur quelque chose : la respiration. Une recommandation qui engage l’intervention de ce processus mental qu’est la conscience de, la conscience de quelque chose. Il y a Moi, sujet, qui me concentre sur un objet, la respiration. D’où un regard dualiste qui oppose Moi à ce qui n’est pas Moi. Dans cet exemple il est important de réaliser que ce qu’on appelle la respiration n’est pas quelque chose. Mille fois Graf Dürckheim, à qui je posais une question sur… la respiration, m’a rappelé que « la méditation, ça n’existe pas ; quelqu’un respire ». Lorsqu’il accompagnait la pratique de zazen, il nous invitait à exercer la pleine attention sur le fait que : en ce moment je inspire… je expire… ! Il s’agit ici de l’implication de la conscience SANS de, la conscience sensitive qui n’oppose pas le sujet et l’objet mais engendre l’expérience de l’unité.
Votre enseignement pratique évolue constamment ?
Oui. J’ai l’impression que tant ma pratique personnelle que l’enseignement sont soumis à la loi de l’impermance. Un mot qui ne signifie pas que toute vie a une fin mais que tout ce qui vit est soumis à la loi du changement, du passage.
Alors qu’au début de ce cheminement, il y a cinquante ans, je pensais que j’allais devoir apprendre beaucoup de choses et faire beaucoup de choses différentes afin de progresser et ensuite d’aider d’autres personnes à progresser. L’idée que l’aïkido qui est composé de 84 000 techniques ne m’effrayait pas, au contraire je trouvais ce grand nombre stimulant. Jusqu’au jour où j’entends Graf Dürckheim raconter un épisode de son expérience japonaise : « La première année de mon séjour au Japon, je pratiquais zazen avec un vieux moine, toujours le même, à côté de moi ; il avait plus de 80 ans. Un jour je lui ai demandé ce qu’il faisait après plus d’un demi-siècle de pratique de zazen. Et ce vieux moine dit : « Mais toujours de nouveau la même chose. C’est difficile, j’essaie d’arriver à ce point où je sens que le souffle va et vient de lui-même. Et c’est mystérieux, lorsque j’y arrive, tout en moi se calme ».
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Le maître de kyudo, Kenran Umeji Rôshi, qui dirigeait une école de kyudo (le tir à l’arc traditionnel) avait dit à Graf Dürckheim : « Si vous faites un exercice à fond, tous les secteurs de votre existence seront fécondés par cette profondeur ».
Si vous me demandez si l’enseignement que je propose évolue, je réponds oui, je le libère du… trop. Je trouve de plus en plus intéressante cette loi du renouvellement de toujours la même chose qu’il ne faut pas confondre avec la répétition, par cœur, de telle ou telle technique. La loi du chemin, chaque artiste, chaque artisan, qu’il soit de tradition orientale ou occidentale, la connaît et l’accepte : apprendre une technique… faire bien ce qu’on a appris… maîtriser ce qu’on fait bien… maîtriser parfaitement ce qu’on maîtrise ; cette progression exige un engagement de l’ego.