Dix nonnes en liesse
Caroline Riegel
Caroline Riegel est ingénieure en constructions hydrauliques de métier. En 2012, elle crée l’association Thigspa, une goutte d’eau pour le Zanskar, avec pour premier projet la construction des bâtiments scolaires à la nonnerie de Tungri. Cette année-là, elle a emmené dix nonnes bouddhistes du Zanskar à la découverte de l’Inde, voyage raconté dans le film documentaire Semeuses de joie. Photographe amateur, sportive, musicienne et danseuse de salsa entre autres, elle parle plusieurs langues qui lui permettent de pratiquer, dit-elle, « notre plus belle richesse : la diversité ».
Nous avons bien conscience que notre histoire d’amitié est formidable. D’ailleurs, elles en sont convaincues : « Nous nous sommes forcément rencontrées dans une ancienne vie ! » Une conviction toute naturelle pour des nonnes bouddhistes du petit Tibet. Disciples du dalaï-lama, elles croient fermement en la réincarnation, la compassion et l’éveil. Pour moi, française et chrétienne de naissance, ce n’était pas une évidence, même si je trouve cette idée fort séduisante.
Nous nous sommes rencontrées à l’aube de l’hiver 2004/2005, au cœur d’un périple de deux années, durant lequel j’ai traversé seule l’Asie au fil de l’eau, du lac Baïkal au golfe du Bengale. Ce voyage initiatique m’a amenée à vivre mon premier hiver himalayen au Zanskar. Cette petite vallée nichée à 3 500 mètres d’altitude, au cœur d’une région à la paix fragile entre le Kashmir et le Tibet, est de culture et de géographie tibétaines. La nature y est rude. Un univers remarquable, car il ne porte quasiment aucun stigmate de guerre, de conquête ou de haine… Pas une prison, pas un meurtre dans la mémoire des aïeux zanskarpas : par le passé, les ressources essentielles, fragiles et frugales, avaient forgé, plus que tout le reste sans doute, une solidarité indispensable à la survie entre les humains. Les habitants y avaient établi un pacte avec les animaux que l’on tuait avec parcimonie, en échange de prières. Ils avaient développé un respect très humble pour la nature nourricière. Avec la venue de routes, de l’argent, du tourisme, d’un monde résolument matérialiste, du gouvernement, de l’armée, des études modernes, d’aides, etc., la vie change au Zanskar.
Nous sommes comme des ânes !
Tout ce que nous savons faire,
c’est rire !
C’est là que j’ai rencontré celles que j’ai appelées les « semeuses de joie », une communauté de femmes dont l’amitié et le cœur ont changé le cours de ma vie.
Elles étaient douze à notre première rencontre, toutes nonnes bouddhistes de la lignée Gelugpa, âgées de 25 à 85 ans, vivant en communauté depuis toujours dans un lieu de bien peu de moyens. Car si les monastères sont plus importants et riches (terres, taxes…), la dizaine de minuscules nonneries de cette vallée n’avaient rien. Elles n’avaient pas même acquis d’enseignement, fut-il religieux ou laïque.
« Nous sommes comme des ânes ! Tout ce que nous savons faire, c’est rire ! », m’ont-elles si souvent répété avec un large sourire mi-figue, mi-raisin. Ces mots me semblaient parfaitement incongrus. J’avais rarement rencontré des personnes, qui plus est une communauté, incarnant aussi généreusement et joyeusement les valeurs de sa foi au quotidien.
Je les ai aimées dès nos premiers éclats de rire. Ces femmes vivent, offrent et irradient l’essentiel à mes yeux : ce bonheur dont la conscience nous échappe trop souvent.
Le voyage avait été pour moi une école de vie, de sa diversité, de son humanité. Notre amitié, notre intimité, le temps partagé rapprochaient certes nos chemins de vie, nos univers et nos cœurs, mais ne leur rendaient pas pour autant le monde plus accessible. J’étais toujours celle qui devait leur raconter l’inaccessible ailleurs. Alors, j’ai promis de leur offrir une découverte de l’Inde, leur pays.
Je devais être certaine que cette aventure
allait les renforcer dans leur chemin de vie et de foi
Notre aventure est née autour d’un éclat de rire, d’une boutade, d’un rêve inimaginable qui, à peine prononcé, fit briller quelques étoiles dans leurs yeux, et vibrer en moi cette force intérieure telle une évidence. Mais pour donner la plus juste et la plus saine des formes possibles à ce rêve qui ne m’appartenait pas tout entier, il a fallu du temps, celui nécessaire à une bonne préparation de tous les acteurs, proches et lointains, qui gravitent autour de la nonnerie de Puntsokling. En les emmenant au-delà de leur imaginaire, je devenais responsable de mes amies. Je devais être certaine que cette aventure allait les renforcer dans leur chemin de vie et de foi, certaine qu’elles n’auraient à subir aucun retour pernicieux. C’est une préoccupation qui ne m’a plus jamais quittée.
Elles m’ont offert ce que l’on a de plus précieux : le temps et la confiance. Sans retenue. C’est bien ce socle essentiel à tout partage qui a rendu notre folle aventure possible…
(…)
Pour lire l’article en entier, Reflets n° 25 pages 20 à27