Ex enseignante d’allemand, participante aux Ateliers d’ écriture Reflets, membre de l’équipe de Reflets
Dans les années 1950/60, en Allemagne, retentissait très souvent à la radio un air célèbre que ma mère chérissait particulièrement, un extrait de l’opérette Le Pays du sourire de Franz Léhar.
Ma mère n’a jamais vu ni entendu cette opérette en entier : une princesse viennoise s’éprend d’un prince chinois et le suit dans son pays. La différence des cultures et des mœurs est insurmontable. Malgré l’amour que le prince lui voue, exprimé dans l’air mondialement connu « Je t’ai donné mon cœur », la princesse finit par renoncer et quitte le pays. Et le prince garde son sourire.
Et ma mère a fait sienne l’injonction des paroles de son air :
Toujours sourire et toujours joyeux,
Toujours satisfait, quoiqu’il arrive.
Sourire malgré le malheur et mille douleurs,
Mais l’intérieur ne regarde personne.
Soumise à une vie de labeur sans recevoir beaucoup d’amour, elle était fière de cacher ses soucis par le sourire. Et elle voulait transmettre cette vertu à sa fille. Quand j’avais un chagrin, elle disait : « Tu sais bien, comme dans la chanson, toujours sourire ! Ce qui se passe à l’intérieur » – et elle mettait son poing sur la poitrine – « ça ne regarde personne ! »
Elle voulait être aussi héroïque que ce prince.
Et elle voulait inculquer ce principe à sa fille. Elle croyait bien faire, ma chère maman. Se vaincre, se dominer jusqu’à se faire du mal était un idéal et la seule possibilité de s’élever, d’atteindre la dignité.
Cette romance douce-amère contient des airs sublimes qui ont conquis le public depuis les années trente et ils charment encore aujourd’hui les amateurs de musique lyrique. Et sa moralité a toujours cours !
Le titre de la première version était La Veste jaune. Veste d’apparat et veste de camouflage. Symbole de la puissance politique dans l’ancienne Chine, elle cachait la misère humaine.
Le sourire permanent que les Chinois ont coutume d’afficher pour sauver les apparences revient à mettre une veste lisse et polie d’une couleur reluisante. Une délimitation entre l’extérieur et l’intérieur. C’est une veste protectrice, mais n’est-elle pas plutôt réductrice ? Contraignante en tous les cas. Si bien que cette veste me fait penser à un carcan, voire une camisole de force !
Les douleurs, les soucis, les déceptions, les frustrations, les désespoirs, tout cela est comprimé à l’intérieur, retenu jusqu’au point de vouloir exploser. Le visage étant la fenêtre du corps et de l’âme, les souffrances transparaissent inévitablement sur le visage. C’est donc le visage qu’il importe de masquer.
Et comme ma mère me l’a recommandé, j’affichais durant toute ma vie un sourire comme un masque à double usage : dissimuler la misère et désarmer l’adversaire !
Amasser les tracas et me morfondre, être renfrognée ? Pas question ! Je ne voulais pas être coupée de la société, je voulais être acceptée, aimée ! Alors j’abordais mon entourage derrière mon masque qui cachait ma douleur et qui mettait les autres de bonne humeur.
Craignant toujours d’être blessée, je me servais du sourire comme d’une armure et d’une arme à la fois. Il amadouait les interlocuteurs, il désamorçait les intentions hostiles. J’étais gentille et souriante avec les autres pour qu’ils soient gentils avec moi. Une tactique de défense, mais au fond, une manipulation.
Aidée par une nature plutôt optimiste et joyeuse, j’excellais dans l’art de camoufler les soucis, les souffrances. Telle une excellente comédienne, je me mouvais sur les planches de la vie. Je tassais la douleur au fin fond de moi-même, je la remplaçais immédiatement par une compensation. Si je voyais le moindre mal, je soulignais le bon côté du mal, j’en faisais un art de vivre. Je ne sentais pas ma douleur. J’étais heureuse !
Je me croyais sincèrement heureuse…
Jusqu’à ce que la pratique de la voie par l’écriture me démasque.
Un jour, elle me fit toucher une douleur soigneusement cachée. Je pleurais de chaudes larmes et je détestais mon accompagnateur. Mais c’était une chance, un bien que je ne savais pas reconnaître tout de suite.
Semaine après semaine, il répétait en m’exhortant : « Tu refuses de voir ta douleur ! Sans voir ta douleur, tu ne peux pas progresser sur ton chemin spirituel. »
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Pour lire l’article REFLETS n°47 pages 48 à 49