Daniel Chevassut vient de prendre sa retraite de médecin homéopathe, praticien attaché des hôpitaux, créateur depuis 1998 d’une consultation sur la souffrance en milieu hospitalier. Il est également pratiquant bouddhiste et représentant de cette tradition au sein des hôpitaux de l’assistance publique de Marseille. Cette double expérience l’a conduit à intervenir dans le cadre du diplôme de soins palliatifs et dans l’enseignement universitaire. Par ailleurs, il intervient régulièrement dans l’émission Sagesses bouddhistes le dimanche matin sur France 2.
Ayant pris ma retraite depuis peu de temps, j’ai maintenant plus d’opportunités pour analyser ma vie de médecin.
Une vie totalement fondée sur l’humain, libre du désir d’argent, de pouvoir ou de notoriété, ceci dit en toute humilité et modestie, et au bout du compte une vie de médecin heureuse. Une vie centrée sur le souhait de guérir le patient autant que possible et de toujours faire au mieux pour le soulager de ses souffrances. Je ne souhaite pas parler de moi, mais plutôt livrer quelques témoignages de ce qui a forgé ma carrière médicale, témoignages dont chacun fera ce qu’il voudra. Dans un univers médical où l’on assiste de plus en plus à une « robotisation » de notre système de santé (on pourrait parler également d’une sorte de « dictature » qui ne dit pas son nom), il est légitime de se poser cette question : « Et l’humain, dans tout cela ? ». Ayant exercé en milieu hospitalier pendant vingt ans, j’ai eu la chance extraordinaire de travailler avec des collègues chirurgiens à la fois compétents et humains, dans une belle synergie et une confiance réciproque. Souvent les patients me disaient : « Ah, ici, ce n’est pas comme ailleurs, c’est humain ! »
Passionné de médecine, j’ai commencé ma carrière à l’âge de 18 ans en effectuant des remplacements de brancardier aux urgences, puis d’aide-soignant.
Cela m’a permis alors de comprendre que ce qu’un patient partage avec les personnes qui travaillent dans un hôpital dépend aussi de leur fonction : le dialogue sera en effet différent avec le brancardier, l’infirmière, l’aide-soignante, le médecin, etc. C’est ce qui donnait aux relèves d’autrefois toute leur richesse, car nous partagions tous ensemble les différentes informations concernant le patient, ce qui permettait d’avoir une vision globale et ainsi de mieux le prendre en charge. Aujourd’hui, tout est rentré dans les ordinateurs et l’échange de paroles entre les soignants devient rare. Beaucoup d’informations essentielles s’échappent dans les tréfonds des ordinateurs… et elles s’y perdent.
Une autre expérience, qui a transformé ma vie, a été d’être moi-même confronté à la mort.
Sans rentrer dans les détails, les douleurs physiques et morales étaient importantes, intenses, sans antalgiques susceptibles d’altérer les fonctions cognitives, l’épuisement physique total… Arrivé à un certain stade, s’est produit ce que l’on pourrait appeler un lâcher-prise, totalement involontaire : « Oui, si je dois mourir, alors que je meure… », un peu comme un enfant qui s’abandonne totalement dans les bras de sa mère. J’ai vécu à ce moment-là une paix extraordinaire, non pas malgré mais avec la douleur. Je m’en suis finalement sorti, mais le médecin scientifique que j’étais voulait impérativement comprendre : « Comment avoir atrocement mal et être en paix ? ». Médicalement parlant, c’était incompatible. J’ai alors parcouru la planète pour avoir ma réponse. Et je l’ai eue.
C’est cette expérience qui m’a fait comprendre la magnificence de l’humain
C’est cette expérience qui m’a fait comprendre la magnificence de l’humain et son riche potentiel. L’importance d’être et de savoir rester humain. Oui, l’humain possède bien un corps, il peut analyser avec son mental, mais il possède également une conscience et je préférerais dire une « dimension spirituelle », même si le terme devient impopulaire. Il serait immensément bénéfique que cette dimension spirituelle puisse se développer, tout comme l’on développe son corps et son psychisme. Cette dimension spirituelle, on en parlait aussi un peu avant, car c’est là que se situe le ressenti, ou encore le sens projeté, ce fameux hapsis dont parlait Platon.
Ce que nos maîtres de médecine nous enseignaient autrefois : « Quand tu regardes un patient, tu dois avoir fait la moitié du diagnostic ! »
Oui, observer paisiblement et ressentir. Le patient transpire sa maladie et aussi parfois son traitement. Mais pour que cela fonctionne, il faut impérativement associer le savoir-faire (la compétence médicale) et le savoir-être (non seulement une écoute attentive et « compatissante » du patient, mais aussi une expérience douce et progressive d’une réalité plus vaste qui nous habite, dont nous n’avons pas conscience, ou parfois d’une manière très exceptionnelle). Le savoir-être implique la paix de l’esprit. Or, l’agitation croissante des êtres humains du fait des technologies modernes (ordinateurs, portables, réseaux sociaux, etc.), l’importance excessive accordée à la finance et malheureusement pas toujours à la qualité du soin, ne sont pas des éléments favorables à cette vision des choses. J’ai été souvent attristé de voir ces jeunes externes dans les couloirs de l’hôpital rivés à leur ordinateur ‒ ou à leur portable ‒ alors qu’à notre époque, nous examinions souvent les patients, nous parlions avec eux, etc.
Bref, nous leur consacrions du temps et nous comprenions le lien étroit entre l’histoire d’une vie et la souffrance d’un corps.
J’ai même envie d’aller plus loin. Je n’ai jamais oublié l’enseignement d’un de mes maîtres de médecine en anatomo-pathologie : « Quand tu autopsies un corps, lis l’histoire de sa vie dans le dossier médical et vois le lien qu’il peut y avoir avec l’allure de ses cellules, de ses tissus et de ses organes ! » Il faudrait donc que les jeunes médecins apprennent à fonctionner avec le système sans en être dupe. Dans leur propre intérêt et dans celui de leurs patients.
Il y a de toute évidence un côté positif dans la modernité, mais c’est l’excès qui pose problème. L’excès et le manque de sagesse. Il faut donc impérativement apprendre aux futurs médecins l’importance de savoir trouver l’équilibre. Dans le bouddhisme, on parle de « la voie du milieu » et c’est très réaliste. Les médecins doivent aussi bien comprendre qu’ils sont les malades, les vieillards et les mourants de demain. Cela aide à rester humain.
Préserver l’humain dans la médecine est essentiel.
Sinon, l’art véritable de soigner finira par s’éteindre. Il faut aussi respecter les médecines traditionnelles. Les honorer, c’est aussi savoir respecter les anciens et les différentes cultures dont elles sont issues. Qui sommes-nous aujourd’hui, nous les médecins occidentaux, pour dire que nous savons tout et que nous comprenons tout ? La médecine intégrative et le maintien de l’humain seront les fondements d’une vraie médecine, c’est-à-dire une médecine authentique apte à soigner, à guérir et à soulager les souffrances. Cela pourrait se faire par un enseignement adapté et compétent au cœur des facultés de médecine, par un équilibre entre technologies modernes et examen clinique « à l’ancienne » des patients, dans nos hôpitaux, et aussi, pour les plus anciens, en continuant à montrer l’exemple tant que cela sera possible. Digitalisation excessive, absence d’écoute et d’examens cliniques corrects, soif d’argent et de pouvoir conduiront inéluctablement à une médecine crépusculaire.