Médecin psychiatre, neurologue, éthologue, Boris Cyrulnik est ce que l’on appelait autrefois un humaniste, riche d’une connaissance dans de nombreux domaines. Tout le monde connaît aujourd’hui la notion de résilience, fondée sur sa douloureuse expérience d’enfance.
Boris Cyrulnik est aussi très engagé dans la protection de l’environnement et du monde animal. Son âge (84 ans) ajoute encore de la bienveillance à son humanité et de l’ampleur à sa vision du monde.
Qu’est-ce que ça veut dire pour vous : changer le monde ?
Le monde passe son temps à changer. Depuis qu’il est monde, depuis que cette planète a été créée, ça change tout le temps. Avant l’apparition de l’homme, il y avait une alternance de réchauffements et de refroidissements et de glaciation. La faune, la flore disparaissaient. Une autre faune, une autre flore réapparaissaient. Ça changeait constamment sur le plan climatique, sur le plan végétal, sur le plan animal. Quand M. et Mme Sapiens, nos grands-parents, sont arrivés il y a 300 000 ans, ils ont changé le monde qui aurait changé sans eux. Et on sait que, très tôt, leur simple présence détournait les cours d’eau, modifiait le comportement des animaux. Une petite population humaine suffit à changer l’écologie. Bientôt, on sera 8 milliards d’êtres humains sur terre, vous pensez bien que ça change encore plus, l’eau, le sol, les animaux et nous-mêmes.
Est-ce que ce changement va être profitable avec ces 8 milliards d’habitants ? Qu’est-ce qui va se passer avec ce changement en cours ?
Comme tous les changements, certains vont en profiter et certains vont payer. Sauf qu’il y a une révolution, il y a un progrès pour une partie de la population et une autre partie de la population paie. De plus, il n’y a pas un seul progrès sans effets secondaires. Tout progrès améliore la condition du vivant et amène des effets secondaires qui altèrent la condition du vivant. Donc, je pressens, je prévois que ce sera la même chose. Il va y avoir des progrès technologiques qu’on va payer.
Est-ce que vous pensez que ces progrès technologiques vont amener un mieux-être à la fois pour les humains, mais aussi pour les autres règnes sur terre ?
Clairement oui et non. Oui, avec ces progrès technologiques, on voit à quel point les écrans améliorent la communication et altèrent la relation, c’est-à-dire les écrans sont une communication magique : on peut voir en temps réel ce qui se passe en Chine. On peut retrouver des publications qui ont été faites il y a 50 ou 100 ans, on peut les lire instantanément à une vitesse que je trouve incroyable. Mais on paie l’addition, on voit que nos enfants devant les écrans prennent un retard de langage énorme et présentent un trouble de l’empathie, c’est-à-dire de la représentation mentale du monde des autres. Donc, on peut prévoir le devenir de ces enfants qui manipulent les machines comme une langue maternelle, à toute allure, sans se rendre compte que pour nous, c’est un problème. Eh bien, ces enfants vont probablement développer des mentalités perverses, c’est-à-dire des mentalités centrées sur eux-mêmes où l’autre n’existe pas. C’est la définition de la perversion, un monde sans l’altérité. Alors qu’on va communiquer comme jamais, mais avec moins d’empathie, il y aura un monde sans l’autre, malgré la communication stupéfiante.
Alors, qu’est-ce qu’il faut faire ? Récemment vous posiez la question : Sait-on toujours aimer ? Est-ce dans cette direction-là qu’il faudrait
chercher ?
Ça ne sera pas suffisant. Je ne sais pas répondre à votre question parce qu’il y a tellement de facteurs qui interviennent. Ça ne se passe
pas de la même manière quand il y a une surdensité, la violence apparaît extrêmement tôt. Quand il y a eu confinement, au bout
de 48 heures, le 119, le numéro d’appel des femmes battues, était débordé parce que l’enfermement et l’hyperdensité avaient fait flamber la
violence. L’hyperdensité se développant actuellement, je pense que la violence va se développer aussi. On le voit dans les cours d’écoles, on le voit actuellement avec tous ces phénomènes de violence exacerbée.
Face à cette surconsommation, est-ce qu’individuellement on aurait des premiers pas à faire ?
Oui, il faudrait cesser de manger de la viande. Il faudrait cesser de mettre au monde des bébés. Il faudrait cesser de boire, ce n’est donc pas possible.
On peut déjà se modérer là-dessus. Par rapport à cette surconsommation, c’est un effort qui serait peut-être un premier pas ?
Oui, mais ça sera un premier pas probablement insuffisant. La seule chose qu’on peut prédire, c’est ce qui arrive, c’est la surprise. Je pense qu’en effet, si on ne change rien, on peut prédire une catastrophe, peut-être la fin de l’espèce humaine.
C’est ce que certains disent. J’aime bien votre idée de surprise. Qu’est-ce que vous entendez par là ?
Quand on fait des prédictions, c’est toujours autre chose qui se réalise. Donc, il faut faire des prédictions sans être sûr que ça va se réaliser, on verra bien. On en reparlera dans 50 ou 100 ans.