En septembre 1972,
le jour de repos scolaire de l’enseignement primaire
bascule du jeudi au mercredi. Les jeudis, pour certains quinquagénaires et sexagénaires de maintenant, furent l’occasion de journées mémorables à vélo avec ou sans
roulettes.
Pour ma part, le jeudi était le jour du jeu.
De petites courses hésitantes entrecoupées de superbes chutes au franchissement de légères courbes de bitume de quelques centimètres, le défi des lois de l’équilibre se mêlait au plaisir de
jouer « à pédaler ».
Le petit enfant que j’étais, en fusion avec son vélo,
en faisait un merveilleux instrument de jeu. Ce n’est que bien plus tard, en côtoyant des rivaux à l’école, que l’esprit de compétition fit son apparition, mettant le plaisir un peu de côté, mais sans me priver du vécu de l’expérience. Ma mémoire frétille toujours à l’idée de m’amuser à vélo.
Louis Nucéra, célèbre écrivain français,
aimait sa Provence ainsi que le vélo, dont il disait que c’est l’anagramme de love. Ses écrits nous plongent dans une nature joyeuse où le vélo devient prétexte à jouer avec les mots. « Je suis venu au monde à l’ombre précaire d’une bicyclette suspendue entre ciel et terre ». C’est l’image de son visage qui m’est apparue en cet été caniculaire 2023, peu après l’annulation d’une formation prévue comme passionnante. Une fois la déception acceptée, une envie soufflée par l’invisible image de Louis : gravir le Galibier. Jouer à vélo pour mieux jouer avec les mots. Trouver l’inspiration dans l’action. L’idée fait trembler, autant qu’exciter ma curiosité. Offrir au gamin de cinq ans la montée du Galibier tant rêvée, monter tout là-haut pour aller rencontrer le petit et lui parler en sincérité. L’effort sera-t-il réconfort ?
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En quittant Valloire, les rampes du Galibier font frémir.
C’est un géant.
En rentrant dans sa bouche, ses dents acérées font mine de vous avaler. Il faut le caresser. Chaque coup de pédale est précieux. Sous la chaleur caniculaire, l’effort fait manquer d’air. Je remercie mon corps de m’autoriser à monter. C’est un préliminaire.
Je l’ai apprivoisé. Ou bien est-ce le contraire ?
C’est en aimant mon sentiment d’impuissance devant tant de majesté que demain je pourrai m’enivrer de son essence. Je n’ai aucune certitude quant au sommet. Cela ne dépendra pas de la seule condition physique du moment.
Le jeu a commencé, il est passionnant.
2300 mètres, j’ai mal aux jambes.
M’accorder un arrêt, poser les pieds à terre, est salutaire. L’immobilité retrouvée au milieu d’un panorama à 180 degrés fait surgir un souvenir. À l’âge de cinq ans, une
chute de vélo et une attente interminable, coude et genou en sang, dans un petit ravin. J’étais allé trop loin. « Tu ne vas pas encore te blesser », me souffle ma bonne étoile.
« Trouve le rythme juste ! »
En remontant sur mon vélo vert, je ne suis plus seul. Le petit Christian aux cheveux bouclés m’a touché. Je l’ai pris par la main. Mon cœur s’est ajusté à un nouveau rythme. Le jeu du souvenir est un plaisir. La cadence est désormais juste. La montagne ne me demande rien. Pourtant, j’entends son cri : « C’est mon corps minéral qui t’enveloppe et te nourrit ».
Elle m’invite à respecter le mien.
2 500 mètres, mes pensées défilent. Les roues de ma bicyclette me ramènent au petit vélo qui s’active dans ma tête. Quelle merveille d’observer son fonctionnement en pédalant ! Le meilleur est déjà bon, je le déguste. Le sommet du Galibier m’attend,je le sais. Tenter de transformer le pire pour rentrer dans le sourire est le meilleur carburant pour le gravir. J’ai consolé le petit cycliste de sa chute.
Le jeu du réconfort est une bénédiction qui amène le vrai sourire.
À cent mètres du sommet, là où la pente reste rude, un cycliste qui descend en criant, tout vêtu de noir tel un ange de la mort, me frôle sans me toucher. Ouf ! voici l’arrivée.Ma bonne étoile, l’enfant et le moi de maintenant exultent devant tant de beauté. Mon rêve d’enfant est devenu réalité : gravir le Galibier. Avec cette certitude, le meilleur dopage est à l’intérieur de mon cœur. Le jeu ne peut s’arrêter là, j’irai demain expirer dans le col de la Croix de fer pour mieux m’inspirer.
Dans l’enfer de la Croix de fer,
je n’ai qu’une chose à faire : me taire. Sans un peu d’amour de la « petite reine », impossible de la monter en roi. La rudesse de la pente en fait une diablesse. Mais comme un baume posé sur mon épaule, un réconfort : dame Nature. Surplombant le col, la Croix de fer est féminine et belle, se donnant aux éléments.