Le numérique, démesure de la puissance
Patrick Viveret
Ancien conseiller à la Cour des comptes et spécialiste des indicateurs de richesse, philosophe, essayiste altermondialiste, Patrick Viveret est un ténor du bien vivre. Il est cofondateur de l’initiative internationale « Dialogues en humanité ».
Le 15 septembre 2016, lors de l’inauguration de l’exposition La Tour Monde, Fragments des Tours de Du Zhenjun à la Galerie Creative Door à Paris, Patrick Viveret s’est exprimé autour du thème de La transition fulgurante, comparant les mutations radicales actuelles aux mythes de la Tour de Babel et de l’arche de Noé.
Comment construire un nouveau monde sur la chute de l’ancien ?
« …Plus nous avons besoin de regarder loin dans l’avenir, plus il est nécessaire de faire retour sur la mémoire longue de l’humanité, notamment sur les traditions de sagesse. Deux grands mythes, la tour de Babel et l’arche Noé, évoquent justement des bascules de l’humanité à une fin de monde, quand se pose la question: « Comment construire un nouveau monde sur la chute de l’ancien ? » Ces deux mythes interrogent sur le lien entre les effets d’un pouvoir qui se mue en avidité, devenant démesure de la puissance -, le durcissement des cœurs produit par cette avidité et la façon dont ce durcissement se traduit par un dérèglement de la langue et par conséquent de la communication entre les êtres humains.
C’est évident dans le mythe de la tour de Babel, mais aussi dans la fameuse histoire de Noé. Récemment, deux théologiennes protestantes ont relu cette histoire, en partant du fait que le mot theva veut dire “boîte”, “contenant”. Le terme a été traduit par arché en latin, puis “arche” en français, mais en réalité cette boite, ce contenant signifie aussi mot. Et le “mot”, c’est justement un contenant sémantique. Dans le récit de l’arche de Noé, un passage bizarre donne les mesures de l’arche, en long, en large et en travers. Et on se demande : « Qu’est-ce que ça vient faire dans cette histoire ? » En réalité, rappellent les deux théologiennes, l’agencement des chiffres et des mots exprimés dans cette séquence compose le mot “langue”.
L’économie dominante a tordu le sens des mots
Et donc, dans ce qui conduit au déluge comme dans Babel, un durcissement des cœurs se traduit par une démesure de la puissance et un dérèglement de la langue. Et il n’y a de possibilité d’avenir, de reconstruction, d’une renaissance, d’un nouveau monde que grâce à un travail sur l’ouverture du cœur et de la langue. Il est important de mettre cela en perspective, précisément dans la situation actuelle où apparaît une véritable novlangue – selon l’expression d’Orwell dans 1984 – du fait que des mots très forts ont été tordus par l’économie dominante, à commencer par le mot « valeur » : en latin, valor, c’est la force de vie et son équivalent grec, c’est eros, l’éros de la force de vie face à la pulsion mortifère de thanatos… Donc, transformer la valeur, force-de-vie, en value for money provoque un dérèglement de la langue qui renvoie aussi au durcissement des cœurs. Du coup, tous les acteurs qui créent ou préservent de la force-de-vie, mais ne sont pas dans le champ monétaire, sont considérés comme improductifs, inactifs, non-créateurs de valeur, bref des charges. Il en est de même pour le mot “bénéfice” qui signifie au départ “activité bénéfique, source de bienfaits”, et non pas “solde monétaire positif”, etc.
Parler de “révolution numérique” est paradoxal
Ou encore, à propos du “tapage médiatique” obsédant qui concerne la “révolution numérique”. Parce que la façon dont le thème même de révolution numérique est produit sans analyse, sans retour sur le sens des mots, débouche immédiatement sur une nouvelle logique de durcissement : “Si vous êtes des inadaptés de la révolution numérique, vous sortez de l’histoire”. Or le terme de “révolution numérique” est paradoxal. Car rien n’est moins révolutionnaire que le langage numérique. C’est un langage plurimillénaire. Comme le Ying et le Yang, ce langage a une expression binaire simple, avec les avantages de la simplicité et de l’universalité. Il n’a pas été utilisé pendant des siècles à cause d’un énorme inconvénient : ce langage numérique prenait beaucoup d’espace et de temps. Traduire de la base 10 en base binaire prend déjà beaucoup d’espace. Pour traduire non seulement des chiffres, mais aussi des lettres, c’est pire. Quand ce sont des mots, des images, des sons, etc., vous imaginez le temps et l’espace qu’il faut. Donc la vraie révolution, ce n’est pas le numérique, mais la contraction de l’espace et du temps, qui a conduit à la miniaturisation et permis l’invention aussi bien du transistor que du microprocesseur et de l’ensemble des nouveaux outils techniques. D’où vient cette miniaturisation ? D’un changement de regard sur le rapport entre les humains et l’univers, issu de la physique quantique. Ce qui est pour le coup une vraie révolution.
Nous sommes des êtres vibratoires dans un univers vibratoire
Et quel est le cœur de la physique quantique ? C’est de dire que nous sommes des êtres vibratoires dans un univers vibratoire. Et cela change tout. Au lieu de croire que les objets sont extérieurs à moi, – du réel solide, etc.-, je dis : « Même cette table que je crois solide est constituée de 99,999% de vide, mais d’un vide qui est plein, créateur, empli d’énergie. » Et c’est cette vibration, et les formes vibratoires, qui sont les éléments structurants de cet univers. Mais si je parle de révolution numérique, je vais refaire le coup de l’injonction adaptatrice : « Si vous n’êtes pas adaptés aux nouvelles machines, vous êtes bons pour le rebut. » Si je parle de métamorphose vibratoire et si je vous pose la question : « A quel moment vous sentez-vous le plus en vibration ? » Eh bien ! ce sera autant dans l’amour et le rapport à la beauté que quand vous pianotez sur votre Smartphone. Il y a même des chances que ce soit plutôt sur les deux premiers terrains. Prendre au sérieux cette question-là permet de réintroduire, dans ce qui n’est plus simplement une crise, mais plutôt une mutation, cette “transition fulgurante” en lien avec cette métamorphose. Et je vais pouvoir préparer l’avenir, mais avec les qualités de la mémoire et du discernement. Parce que, plus nous sommes confrontés aux éléments de la fulgurance, et plus nous sommes requis de nous arrêter, de refaire mémoire et de nous poser la question éthique du discernement. Nous ne pouvons pas adopter la position technophile, hyper-moderniste qui consiste à dire : « Puisque c’est nouveau, c’est très bien », dont nous voyons bien les effets pervers. Mais nous ne pouvons pas non plus adopter la position technophobe qui consisterait à dire – justement à cause des risques réels liés à ces transformations – : « Je ne veux pas en entendre parler ». Un sujet aussi central que la question éthique du discernement devient déterminant. Du même coup, la question politique devient centrale, en tant qu’espace où des citoyens délibèrent sur ce qui fait valeur, force-de-vie, la mutation qualitative de la démocratie.
Dans mille ans, les nouvelles technologies seront obsolètes, pas la sagesse
Plus nous allons vers de nouvelles technologies, – les fameuses NTIC, ou maintenant on parle de plus en plus des NBIC, Nanos, bios, informationnelles, cognitives, etc. -, plus nous avons besoin de ce que nous pourrions appeler des « TNTS » : les Toujours Neuves Technologies de Sagesse. La seule chose certaine avec une nouvelle technologie, c’est que, dans quelques années, elle sera obsolète. Mais si, dans 1000 ou 2000 ans, il existe toujours une humanité, il est probable qu’elle continuera à se nourrir de Socrate, de Bouddha, de Jésus, de tous les acteurs dont les paroles de vie alimentaient la nappe phréatique de la condition humaine : le rapport vie-mort, de l’amour et du sens, la question centrale de ma mission de vie (« qu’est-ce que je fais sur cette terre ? »).
Tout être humain est porteur d’un projet de vie
Au passage, on renouvelle complétement le débat fondamental de l’alternative au chômage, impossible à traiter dans les catégories classiques du job et de l’emploi. Parce que les effets de la mutation technologique produisent beaucoup plus de destructions que de créations d’emplois. Mais il redevient pleinement actuel si on revisite le sens originel du mot “métier”, construit par le compagnonnage au XIIe siècle : là aussi retour vers la mémoire pour penser l’avenir, à partir des mots latins que sont le ministère et le mystère. Un métier, c’est un ministère mystérieux. C’est-à-dire du projet-de-vie. Dans La condition de l’homme moderne, Hanna Arendt donne le même sens au passage de la logique du travail à celle de l’œuvre. S’il n’est pas forcément porteur de job et d’emploi au sens marchand du terme, tout être humain est porteur de métier, de mission de vie. Faire retour sur la question éthique, sur la question du discernement, de la sagesse n’est donc pas un retour nostalgique, mais au contraire la condition même pour avancer dans cette “transition fulgurante” et dans cette métamorphose vibratoire.
Vivre la pleine humanité comme seule alternative
A travers les chemins de la métamorphose, mais aussi dans “Les dialogues en humanités”, à travers l’approche du Collegium International, et encore avec ce que Michel Rocard évoquait dans son dernier livre Suicide de l’Occident, suicide de l’humanité ?, nous proposons la perspective de la pleine humanité comme alternative à la sous-humanité – c’est-à-dire tout ce qui fait que des êtres humains n’ont pas la possibilité de vivre pleinement leur humanité -, mais aussi comme alternative à la post-humanité, cette nouvelle fiction de toute puissance, oublieuse de la vulnérabilité humaine. Quand la toute puissance s’exprime par le déni de la vulnérabilité, on sait que les nouvelles formes de domination ne sont pas loin. On sait que le durcissement des cœurs va conduire à de nouvelles catastrophes. Donc, la pleine humanité, c’est l’alternative à la sous-humanité comme à la post-humanité. La possibilité pour chaque être humain de vivre pleinement sa vie humaine, mais aussi la dimension qualitative de cette humanité : le passage de la logique du travail à la logique de l’œuvre, la pleine expression de ce qu’Amartya Sen appelait les capabilities, les potentialités créatrices.
Cette “transition fulgurante” nous convie donc à un rendez-vous passionnant de l’aventure humaine où, certes, nous avons la possibilité de nous perdre. Aussi bien Noé que Babel nous rappellent que notre famille humaine, – notre frater, puisqu’à l’origine frater veut dire « le genre humain » -, peut se perdre. Mais cette famille est aussi capable, – comme notre ami Edgar Morin nous y invite-, de franchir un saut qualitatif dans la voie de son humanisation, dans la capacité à grandir en humanité ».
*****