La spiritualité au carrefour des religions
Rencontre avec Alexandre Jollien
Handicapé de naissance, Alexandre Jollien a passé dix-sept ans dans une institution spécialisée, avant de suivre des études de commerce, puis de se tourner vers philosophie. Pour être proche de son maître spirituel, prêtre catholique, il est parti vivre à Séoul avec femme et enfants. Il suit ses enseignements fondés sur la pratique du Zen et une vie vécue au plus près de Jésus-Christ. Auteur de L’Eloge de la faiblesse, éd. du Cerf, et du Petit traité de l’abandon, éd. du Seuil, il vient de publier avec Matthieu Ricard et Christophe André aux éditions L’Iconoclaste un livre de réflexion spirituelle, Trois amis en quête de sagesse, qui connaît un grand succès public. Voir REFLETS N°20
Dans la continuité de l’enseignement de son maître, prêtre catholique qui exerce son ministère en Corée du Sud, la quête spirituelle d’Alexandre Jollien le conduit à vivre une spiritualité au carrefour des religions, en associant la foi dans le Christ et l’expérience de la méditation Zen. La méditation, qui purifie le cœur des attachements et des émotions, nourrit pas à pas une disponibilité envers ce qui advient, envers Dieu. Elle ouvre une voie vers la prière et aide à suivre le Christ, en vivant le moment présent en toute confiance, sans peur de se donner à l’autre avec joie.
Votre chemin spirituel est marqué à la fois par le bouddhisme zen et par le christianisme. Est-ce un chemin spirituel en dehors des religions ? Quel est le lien entre tout cela pour vous ?
J’essaie de nourrir une spiritualité au carrefour des religions. Je suis profondément chrétien. J’ai la foi en Dieu et dans les Évangiles. Et l’expérience de la méditation zen permet d’accéder au fond du fond ou plutôt de purifier le cœur des attachements, des pensées obsessionnelles, des illusions et des émotions perturbatrices. Je ne suis pas un adepte du syncrétisme selon lequel toutes les religions sont miennes. Le Christ me console et le Bouddha m’apaise et m’aide à entrer dans une intériorité, à oser une rencontre avec la transcendance qui se situe bien au-delà des mots.
Et le Christ ne vous l’apporte pas ?
Bien sûr que oui. D’ailleurs, dans l’intériorité disparaissent les étiquettes et les frontières. Je me réjouis que des ponts se construisent entre les différentes traditions. Voilà le défi : plutôt que d’opposer les figures religieuses entre elles, il s’agit de promouvoir les fraternités.
Peut-être est-ce l’avantage de la foi spirituelle d’être au-delà des dogmes ?
Ou bien de se nourrir des dogmes pour aller à la rencontre des autres traditions. Finalement, il n’y a pas d’exclusivisme dans l’amour pur et on peut aimer profondément le Christ et, nourri par cet amour, embrasser toute l’humanité loin des œillères et d’un absolutisme qui diaboliserait les autres voies spirituelles.
Que cherchez-vous au fond du fond dans votre chemin spirituel ?
Le paradoxe, c’est qu’il s’agit de ne rien chercher, d’abandonner toute idée préconçue. J’ai découvert sur internet une phrase : « Si le bonheur est inaccessible, sois heureux sans lui ». Intuition qui m’a beaucoup aidé. Je crois que l’on peut s’inspirer de ces paroles pour la paix, la joie, la sagesse. Oui, il s’agit de se méfier des étiquettes et d’une quête qui serait pré-programmée pour, au contraire, se rendre disponible au réel et l’accueillir tel qu’il se présente. La spiritualité n’est pas là pour nous rassurer mais peut-être pour dégommer nos certitudes. Ce chemin est tout sauf abstrait, il passe par une déconstruction des idéologies.
N’est-ce pas une progression en amour le sens de cette quête : petit à petit aimer plus, aimer mieux ?
Je dirais : petit à petit nous devons apprendre à aimer, simplement. Plus ou mieux, cela ne nous appartient peut-être pas.
Peut-être la vie est-elle organisée pour qu’au début on ait des amours obligatoires avec le corps, l’amour maternel. Ensuite, on découvre l’amour paternel, l’amour conjugal, l’amour parental. Et puis après, il y a des amours où le corps intervient moins, comme l’amour du maître, l’amour du Christ et peut-être qu’au fin du fin, on peut découvrir l’amour de Dieu ?
Platon, dans Le Banquet, nous invite justement à élever notre amour vers des choses immortelles. Peut-être, là aussi, s’agit-il de ne pas distinguer de manière catégorique l’amour que l’on porte à ses enfants, à sa femme, à l’étranger, au premier venu. L’amour du prochain participe de l’amour de Dieu et de Jésus Christ. Très concrètement, nous pouvons apprendre à faire cohabiter l’amour avec nos faiblesses, nos ressources. Je me méfie de l’Amour avec un grand A. Aimer au quotidien, voilà l’immense défi. Dostoïevski le disait : « C’est plus facile d’aimer l’humanité que de supporter son voisin de palier. »
Cela ramène au concret.
Oui. Jésus dans l’Évangile aime les personnes en chair et en os, telles qu’elles sont.
En quoi consiste votre méditation ?
La méditation peut ouvrir une voie vers la prière. Très souvent dans ma vie, la prière a été un monologue. J’adressais à Dieu des requêtes que je n’oserais même pas imposer à un ami. Il ne me viendrait pas à l’idée d’appeler un copain en disant : « Fais-moi ceci, donne-moi ça. » Et pourtant, c’est ce que je faisais avec Dieu. Aujourd’hui, grâce au zen, j’essaie de me rendre disponible au réel, à Dieu. À mes yeux, la prière se résume en deux mots : oui à ce qui est et merci. C’est la réponse de Marie : « Que ta volonté soit faite », « Qu’il soit fait selon ta parole. » Et le mot « merci » inaugure une gratitude joyeuse qui tôt ou tard aide à se montrer reconnaissant envers chaque évènement de la vie, même les épreuves. L’exercice, c’est de nourrir pas à pas une disponibilité envers ce qui advient. Nous sommes invités à une sorte de déménagement intérieur vers le fond du fond, c’est-à-dire loin du moi social, des rôles et des fonctions. En même temps, il s’agit de nous tourner vers l’humanité tout entière. Et dans nos prières, nous unir à celles et ceux qui souffrent à ce moment.
Vous assimilez la méditation à la prière ?
À mon sens, méditer c’est d’abord contempler l’esprit, ne pas s’identifier aux émotions et aux pensées. Ce cheminement intérieur fait de la place pour une écoute de la transcendance, de Dieu finalement.
Vous méditez une heure par jour ?
Oui et c’est important. J’ai promis à mon père spirituel de méditer une heure. Cet engagement m’aide beaucoup à nourrir une fidélité à la pratique. Il y a peu de chose que l’on maîtrise dans la vie mais ce rendez-vous gratuit devient une source de vie. Dans la précipitation, nous risquons de l’oublier, de la négliger. Elle demeure toujours présente sous le vacarme de notre mental, en permanence accessible à tous.
Dans votre dernier livre avec Mathieu Ricard et Christophe André, vous parlez du chemin comme d’une ascèse. Or, le chemin, me semble-t-il, n’est pas ascétique, mais au contraire joyeux.
Le mot ascèse vient du grec askêsis qui veut dire « exercice ». Il s’agit d’une sorte d’entraînement. Sur la voie de la libération, nous sommes un peu comme l’athlète qui sans cesse s’exerce. Et c’est une source de joie immense. Bergson a raison : la joie est liée au progrès. Quand la vie avance, lorsqu’elle gagne du terrain, nous éprouvons une joie véritable. En ce sens, l’ascèse est très joyeuse. D’ailleurs Spinoza l’a bien montré, ce n’est pas la privation qui mène à la béatitude, mais c’est la joie qui conduit à la liberté et à la félicité. Le mot ascèse a, hélas, encore une connotation sombre sinon douloureuse, alors qu’elle ouvre à une source de joie immense. Pratiquer gratuitement, un pas après l’autre, tendre à devenir meilleur, voilà qui est jubilatoire. Ce n’est pas une corvée que d’échapper aux mécanismes qui pèsent sur nos cœurs ni de sortir de la prison de l’ego. Bien au contraire !
Votre foi vous conduit-elle à un accomplissement de vous-même, qui serait comme une mission ?
La foi procède de la gratuité, de la grâce, d’une surabondance. On ne croit pas en Dieu en vue d’une récompense. La religion n’est pas une béquille ni un opium. C’est gratuitement que nous sommes invités à aller vers notre prochain sans lui être un poids. Peu à peu, nous pouvons goûter Dieu en tout. Croire en Dieu, c’est aussi se libérer du fardeau des mécanismes mentaux, de la prison de l’égoïsme et de la peur pour se donner à l’autre gratuitement, joyeusement. Le don de soi dont parlent les épîtres procède d’une joie et d’une liberté immenses.
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Vous dites que sur un chemin, on ne cherche pas le bonheur. La joie est-elle pour vous un sentiment supérieur au bonheur ?
Le Christ parle davantage de joie que de bonheur. Le bonheur peut devenir une marchandise, un objet de consommation. La joie me semble beaucoup plus compatible avec le tragique de l’existence et les hauts et les bas de la vie. Elle s’accompagne d’un abandon de soi, d’une confiance en la vie. Cette joie se partage, se répand. Elle ne se décrète pas : c’est une grâce.
La joie est toujours liée à un dépassement de notre ego.
Lorsque l’on éclate de joie, l’ego s’éclipse. Le Christ n’est jamais dans l’ego. Sa vie, bien que tragique, est éminemment joyeuse. C’est un homme infiniment libre.
C’est le paradoxe. Elle peut être tragique et joyeuse.
Oui. Il ne s’agit pas d’attendre d’avoir liquidé tous les tourments pour y goûter. Sinon nous risquons de patienter longtemps. J’aime beaucoup l’épisode de la tempête apaisée.
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Pour lire l’article en entier Reflets n°22 pages 58 à 61