Un jeudi matin de décembre, la maladie grave est venue frapper à la porte de mon existence. On m’a dit : « votre femme est atteinte d’un cancer ». Au début ce n’est qu’un gros mot, tellement gros qu’il est indigeste. J’ai souffert de sentir que celle que j’aimais était habitée par ce mal diffus. Puis soudain survient une intensité insoupçonnée, comme si devant cette adversité nouvelle notre couple s’arc-boutait, se rassemblait. Cette intensité a été le premier cadeau ! Surprenant ce vocabulaire dans ce type de circonstance ! Peut-être que cela a permis l’ouverture d’une porte dans mon esprit, une porte sous forme de question : « qu’est-ce que cette grave maladie vient faire dans nos vies ? ».
Un sentiment flou m’habitait : celui d’une expérience qui nous modèlerait pour nous amener là où nous ne pourrions pas aller sans cette maladie. Ceci n’enlevait pas pour autant toutes les souffrances. A cet endroit, avoir la chance d’avoir des personnes de confiance qui nous accompagnaient a été déterminant. Cette « petite porte », au-delà de ma souffrance, ouvrait sur des possibles, car elle fermait ou éloignait pour un temps la porte des lamentations. En tant que mari j’étais touché par mes propres endroits où ma vie ne resplendissait pas. Mes souffrances concernaient des secteurs différents de ma vie. Et si être à l’écoute de ceux-ci me permettait de reconquérir une partie de moi-même, de guérir ces endroits en « mauvaise » santé pour mieux accompagner mon épouse? Pour moi, la vie ne valait le coup qu’à travers les soi-disant grands instants : les loisirs, la montagne, mon métier-passion, les fêtes, les jeux… Le quotidien me pesait tellement que j’étais souvent absent.
Avec la maladie, le quotidien prenait une place « énorme » ! Devant l’insupportable de cette situation j’ai appris à profiter d’instants simples. Jamais je n’aurais été capable de planter un pommier comme je l’ai fait avec en toile de fond l’amour pour ma femme ! Jamais je n’aurais été capable de cette complicité avec mon fils sur une « bête » table à langer… Quelle opportunité que cette maladie ! Quelle surprenante aventure pour un handicapé du quotidien comme moi !
La maladie m’a révélé à quel point j’avais fermé l’accès à tous mes sentiments pour me protéger : il me fallait des instants très particuliers pour enfin ressentir mon amour pour les miens. Quel désespoir de constater que j’étais à ce point insensible, caché derrière un blindage, enfermé à double tour.
Je parvenais même à cacher derrière ce blindage l’immense peine devant ce qui atteignait mon épouse ! Lors du 1er épisode du cancer, j’ai tout donné pour être sûr de plaire à mon épouse… FAUX don ! Car j’ai dû tout lâcher : vie professionnelle, loisirs… L’équilibre entre respecter la source (moi) et offrir ce que je pouvais donner était rompu… Je me suis usé à tel point que d’une part j’attendais des tonnes de mercis qui ne venaient pas et d’autre part je ne souhaitais qu’une chose, partir de la maison pour prendre du temps pour moi.
Le 2ème épisode a été une lente reconquête d’une relation de couple, plus saine. J’ai cherché un équilibre plus juste entre être au service de ma femme et ma famille et prendre du temps pour souffler et oser me faire plaisir officiellement ! Pour cela il a fallu que j’ose demander malgré la peur de déplaire à ma femme. De façon surprenante, le fait de « partir » de façon plus claire, rendait mes retours beaucoup plus faciles. Ayant comblé mes envies j’étais simplement heureux d’être avec les miens. Par conséquent, je n’attendais plus de merci. Alors j’étais capable d’entendre ceux que je recevais ! De cette façon notre couple « malade » s’en est trouvé transformé. Chaque instant redevenait une rencontre plutôt qu’une contrainte. Récidives après récidives, le diagnostic ne faisait plus de doute : ma femme allait bientôt quitter cette terre. Je fus convoqué devant son courage et sa force mettant jour après jour toute son énergie à tenter son adage favori : « Je n’ai pas le choix de ce que je vis, j’ai le choix de comment je le vis ». Convoqué à tenter la plus grande des libertés : déguster l’instant, sans attendre les circonstances favorables. Décider que ce moment n’a pas le droit d’être médiocre. La maladie m’a ainsi poussé à tout mettre en œuvre pour vivre chaque minute avec intensité. Ainsi un jour, seul dans un café avec mon fils de 5 ans, je suis pris par la douleur de risquer de perdre mon épouse. Alors je lui dis : « Tu sais mon grand, je suis heureux d’être avec toi ici, et en même temps j’ai mal de savoir maman si malade. » Il rétorque : « Moi c’est pareil ! » Je rajoute : « C’est comme s’il y avait un nuage : maman malade, et qu’il y avait un soleil : ce temps de partage avec toi… Alors peut apparaître un arc-en-ciel. C’est beau et magique un arc-en-ciel. » Beau et magique, à l’image de cet instant banal… inoubliable. J’étais convoqué par la proximité de ce mystérieux dernier voyage à ouvrir les mains en acceptant ce mystère de la vie. J’ai tenté malgré tous les doutes et les questions de choisir de faire confiance à la Vie dont la mort fait partie, sans tout comprendre. N’est-ce pas cela la foi ?
J’ai eu la chance d’être aux côtés d’une femme qui a permis ce chemin, en le faisant elle-même. Les personnes qui entraient chez nous dans les dernières semaines précédant son départ, témoignaient du calme de cette maison où les enfants jouaient : résultat de sa route à elle et du fait que nous lui emboîtions le pas, inspirés comme nous l’étions par sa tranquillité. Aujourd’hui je mesure à quel point je n’aurais jamais pu être l’homme que je suis sans l’incursion de cette aventure-maladie dans ma vie, sans l’accompagnement dévoué et patient de la part de personnes de confiance et sans le parcours de cette femme.
Comme elle me l’avait si délicatement suggéré, j’eus la chance de rencontrer une nouvelle femme magnifique avec qui je déguste la suite de ma vie. Je suis capable de me laisser toucher plus souvent. Il y a trois semaines j’ai été frappé lorsque soudain, lors d’un repas, je fus saisi par ce bonheur simple d’un partage en famille ! Le week-end dernier en rentrant en voiture, une simple main posée sur ma bien-aimée me remplissait du sentiment d’amour pour elle, là où des années en arrière j’étais infirme. Devant ces « cadeaux »… c’est un MERCI qui vient… envers la Vie, envers cette femme, envers ceux qui ont éclairé nos parcours.
REFLETS n° 15 page 64