Héritier d’une longue lignée d’artistes, Jean-Claude Casadesus, chef d’orchestre de renommée internationale et fondateur de l’Orchestre National de Lille, nous reçoit dans l’appartement familial, au pied du Sacré-Coeur. L’âge n’a que peu de prise sur lui ; il est en
pleine forme alors qu’il revient d’une tournée de concerts en Russie et en Chine. Il se livre avec la même sincérité, le même enthousiasme et cette même exigence qu’il vit avec son orchestre. Pour le maestro, musique et chemin de vie se confondent.
Vous vivez la musique comme un chemin de vie. J’ai ressenti chez vous une spiritualité au-delà du monde religieux, transmise par votre famille.
C’est un chemin vers la spiritualité la plus élevée, que l’on soit religieux ou pas. Je ne le suis pas, mais j’ai foi en certains idéaux, le bien, le mal, des comportements en accord avec l’idée que l’on se fait de l’humanité, c’est important. La musique est la traduction la plus poétique de la vie, un bien qui nous est donné, éphémère malheureusement. Il faut essayer d’en être digne, car c’est un chef-d’oeuvre. C’est aussi une calamité puisqu’on est certain qu’elle s’achèvera un jour ou l’autre et que souvent on est beaucoup plus préoccupé par la disparition de ceux qu’on aime que par sa propre mort. Il est très difficile de parler de la musique, il faut la ressentir, s’y plonger comme dans un bain de jouvence.
C’est comme un parfum : on ne peut pas le décrire, il faut le respirer. Parfois, si on a l’humilité, la conscience, le recul, le respect qu’elle mérite, elle vous donne ses clés, – je parle des professionnels, des grands compositeurs – parce qu’elle a une disposition à illuminer l’univers. Elle s’adresse à l’imaginaire, un peu comme une auberge espagnole de la sensibilité où l’on apporterait sa disponibilité. Mais pour la transmettre, la traduire, la partager, il faut beaucoup de modestie face au chef-d’oeuvre. Et il faut du travail. On ne cesse jamais d’approfondir, face à une insatisfaction qui conduit à espérer être meilleur le lendemain que la veille. Donc, c’est un chemin de vie qui vous permet de ne pas vous ennuyer, une sorte d’épée de Damoclès qui offre aussi des découvertes, un questionnement sur soi-même.
Diriez-vous que l’imperfection permet d’évoluer, alors que la perfection est sans issue ?
Bien sûr. Une maison terminée est une maison morte. En musique, vous êtes gâté, il y a toujours quelque chose à faire. Une oeuvre que je n’ai pas dirigée depuis quelques mois, que je connais par coeur, je la revisite comme si je l’ouvrais pour la première fois. C’est plus facile parce que j’ai mes repères, mais la masse d’un orchestre est tellement vivante, tellement vibratile qu’elle vous attire dans des coins où vous n’aviez pas imaginé aller. On prend des risques parfois, de dynamique, de tempo, en lien avec le côté organique que vous devez donner à la musique. Le problème du chef : quand vous dites « Chargez ! », vous ne restez pas derrière la troupe. Vous êtes devant, sabre au clair et là, ils vous suivent. Sinon la masse est statique. Vous devez l’ « animer » pour révéler l’âme des partitions souvent géniales que nous avons pour mission de servir.
Qu’est-ce qui vous motive profondément dans ce que vous faites dans les prisons, auprès des personnes défavorisées ?
Porter la musique partout où elle peut être reçue. Un chauffeur de taxi qui m’emmenait à l’Opéra m’a dit : « Qu’est-ce que vous faites ? » « Je suis chef d’orchestre et je vais diriger à l’Opéra ». Il répond : « Oh ! ça, ce n’est pas pour nous ! » Ce jour-là, je me suis juré que je ferais tout pour que « ça » le devienne. Jouer dans des salles prestigieuses pour des happy few et des publics connaisseurs, c’est très bien. Mais, le plus important, c’est de nourrir les viviers de mélomanes de demain, d’où mon action envers les jeunes. Avec mon équipe, je m’occupe d’environ 15 000 enfants par an, mais aussi des publics empêchés, en souffrance, dans des entreprises, dans des hôpitaux. Et puis, je me suis dit : il y a des êtres humains en prison. Cela a été un combat, parce que les premières fois les gens me prenaient pour un fou. J’ai été, je crois, le premier à faire ça en France dans les années 1990. J’offre deux ou trois concerts en prison par an, pour les femmes et les hommes. Au début, on rentrait sous les invectives de ceux restés dans leurs cellules. Je faisais ouvrir les portes, on jouait et tout d’un coup ça se calmait. On sortait sous les acclamations, avec des prises de paroles, des questions posées auxquelles je répondais. Des détenus rencontrés après être sortis de
détention m’ont dit : « Vous nous avez respectés, vous n’êtes pas venu jouer en jean. » On joue en smoking dans les prisons, dans des conditions un peu vétustes évidemment, mais avec le même engagement que dans des lieux-dits de prestige et cela fait aussi partie de notre honneur artistique.
...pour lire la totalité de l’article…REFLETS n°15 pages 76 à 80