Dès les premières secondes de la rencontre, je sais que j’ai affaire à une grande dame. Elle a des yeux empreints de douceur, un front qui montre sa détermination. Tout au long de l’entretien, je suis touchée par sa capacité à recevoir les souffrances humaines. Élise Boghossian, acupunctrice, est la fondatrice de l’O.N.G. EliseCare dont la vocation première est d’apporter une aide médicale d’urgence aux populations civiles vivant en zone de conflit. Mais c’est surtout une aide psychologique qu’elle apporte aux survivants ; je dirais même une aide d’amour. Elle rencontre et soutient femmes et enfants qui ne sont « plus rien ». Depuis 2002, une semaine par mois, laissant sa famille, elle part dans les endroits dangereux d’Irak et de Syrie. Quelle foi humble et puissante en l’humanité !
Votre histoire personnelle vous a-t-elle motivée pour partir soigner en zone de guerre au Moyen-Orient ?
Au début, je ne faisais aucun lien. C’était un appel, une envie d’être là où les gens n’ont pas notre chance, où les femmes qui élèvent leurs enfants n’ont pas les facilités que j’ai ici. J’ai eu envie d’aider les oubliés et les miséreux qu’on enterre dans une indifférence scandaleuse. C’est plus tard que j’ai fait le lien avec ma propre histoire et les terribles injustices qu’a vécues ma communauté en tant que minorité religieuse. Aujourd’hui, je me sens encore plus engagée, et je consacre tout mon temps à ces missions. Cela fait partie de ma vie et de mon quotidien.
Quelle qualité demande une telle action ?
L’empathie. La misère, la famine, le manque d’eau, la guerre, nous savons tous que ça existe. C’est la capacité à se mettre à la place de l’autre qui conditionne notre passage à l’acte. C’est une valeur importante lorsque l’on veut s’engager.
Quand vous vous rendez dans des pays en guerre, avez-vous peur de ne pas revenir ?
Je sais toujours que je vais revenir parce que j’ai ma famille ici. C’est très important d’avoir un ancrage, parce que le doute est là en permanence, ce sentiment d’écrasement que, quoi que nous fassions, quels que soient l’énergie et l’investissement que nous mettons dans nos actions, la misère, l’injustice, la guerre sont là, et les victimes aussi.
Arrivez-vous à soigner en profondeur ces femmes que vous appelez « esclaves sexuelles » et qui sont traumatisées ?
Est-ce que l’on guérit vraiment d’un traumatisme ? Est ce héréditaire ? Comment vivre avec ? Ces femmes sont victimes de trafics sexuels, de tortures, d’humiliations ; elles ont perdu leur famille et leur honneur, avec le risque en plus de se retrouver enceintes. « Réparer » les mutilations sexuelles, assurer les suivis de grossesse ou les thérapies, cela suffit-il ?
Où l’action humanitaire s’arrête-t-elle ? Quoi qu’on fasse, ces femmes ne retrouveront pas leur village ni les membres de leur famille. C’est la même chose pour les enfants soldats, embrigadés, enrôlés et entraînés à tuer, parfois des membres de leur propre communauté. Ces enfants ont dû faire des actes horribles pour ne pas subir le même sort.
Ils n’ont plus conscience ni de leur corps ni de qui ils sont
À un moment donné, sous l’effet des mauvais traitements et de la drogue qu’on leur administre, ils n’ont plus conscience ni de leur corps ni de qui ils sont, et ils passent à l’acte avec ce permis de tuer qui lève toutes les inhibitions. Ces enfants sont porteurs de tels traumatismes que nous nous demandons s’ils pourront un jour se reconstruire selon les codes dictés par la société pour devenir demain des citoyens normaux. Ce sont des questions pour lesquelles nous n’avons pas totalement les réponses parce qu’il faudrait les suivre jusqu’à l’âge adulte.
Cependant, lorsque de tels enfants arrivent à retourner à l’école, à retrouver un lien de confiance avec un adulte, ou lorsque des jeunes femmes arrivent à s’occuper de leur bébé ou à retrouver des membres de leur communauté, ce sont des indicateurs positifs de la vie qui reprend, mais sur un gouffre que nous ne serons jamais capables de combler. Plusieurs générations sont parfois nécessaires pour réparer cela. Et nous devons, en tant qu’humanitaires, accepter nos limites. Définir la limite et décider du moment où un soin ou un accompagnement s’arrête. Notre rôle pourrait se résumer à stimuler le processus de la résilience.
Vous avez des équipes qui gèrent ce processus ?
Oui, nous avons créé, il y a un an, le programme Paix et Résilience pour les enfants soldats. Au départ, c’était pour les enfants victimes de tortures et de violences. C’était aussi une manière de prévenir le terrorisme, parce qu’aujourd’hui on parle de prévention de la radicalisation ; nous n’en sommes pas là. Nous sommes plus en amont par rapport à ce qui conduit à un comportement violent, issu des discours haineux transmis aux enfants comme des graines plantées dans leur esprit. Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné, cela conditionne une telle haine que toute la personne est habitée par l’envie de tuer ou de venger au point d’aboutir à un acte à caractère terroriste. Nous soignons des quantités d’enfants de terroristes. Nous ne les considérons pas comme tels, mais comme des enfants. Jusqu’à un certain âge, ils ont un cerveau très immature, élastique, malléable, adaptable, ce qui constitue une brèche où nous pouvons agir en détricotant ce processus de violence.
Pour lire l’article en entier, REFLETS n°35 pages 69 à 75