Paris, le 17 mai 2021
La Défenseure des droits,
Vu l’article 71-1 de la Constitution du 4 octobre 1958 ;
Vu la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits ;
Sur le projet de loi relatif à la gestion de la sortie de crise sanitaire,
Emet l’avis ci-joint.
La Défenseure des droits,
Claire HÉDON
La Défenseure des droits a pris connaissance du projet de loi nº 609, adopté par l’Assemblée nationale relatif à la gestion de la sortie de crise sanitaire le 11 mai 2021, et renvoyé au Sénat.
A titre liminaire, la Défenseure des droits regrette vivement que le délai particulièrement bref entre le dépôt d’un amendement gouvernemental sur le « pass sanitaire » et son adoption par le Parlement n’ait pas laissé le temps pour des consultations et des avis qui auraient été justifiés compte tenu des enjeux en matière de respect des droits et libertés fondamentales. Elle a pris connaissance avec attention de l’avis de la Commission nationale informatique et libertés (CNIL), qui regrette également la saisine en extrême urgence sur des questions aussi vastes, importantes et complexes.
Les mesures telles qu’envisagées doivent impérativement être élaborées en concertation avec toutes les autorités publiques compétentes, dans des délais raisonnables, sans quoi les imprécisions de ce texte, trop nombreuses à ce stade, ne peuvent que renforcer le caractère inapplicable et inégalitaire de certaines mesures.
Le principe qui doit irriguer le projet de loi dans son ensemble, est l’inscription des dispositions dans la loi, de manière claire et intelligible, pour ne laisser aucune place ni à des interprétations divergentes, ni à des décisions discrétionnaires. A cet égard, le renvoi au pouvoir réglementaire sur des questions fondamentales et structurantes constitue pour la Défenseure des droits un point d’alerte.
Au-delà, la Défenseure des droits rappelle que les restrictions apportées aux droits et libertés doivent être encadrées, strictement limitées et proportionnées à l’objectif poursuivi, à savoir la protection de la santé publique et la lutte contre la pandémie de Covid-19.
Si elle salue la volonté du Gouvernement de lever peu à peu les restrictions de libertés, la Défenseure des droits entend cependant l’alerter sur plusieurs points envisagés dans le texte adopté en première lecture par l’Assemblée nationale. Sans les précisions et corrections recommandées ci-après, certaines dispositions sont susceptibles de porter atteinte aux droits et libertés, à l’égalité de tous devant la loi, et à l’intérêt supérieur de l’enfant.
Compte-tenu de la brièveté des délais liée à la procédure d’examen accélérée devant le Parlement, ce présent avis ne concernera que certaines dispositions du texte.
I. La mise en place du « pass sanitaire »
La Défenseure des droits regrette qu’une disposition aussi importante que celle prévoyant la mise en œuvre du « pass sanitaire » ait été présentée par le Gouvernement sous forme d’amendement au texte en commission des lois saisie au fond. Cette procédure ne permet pas de bénéficier des informations et garanties sur la forme et le fond qu’auraient apporté une étude d’impact et un avis du Conseil d’Etat.
1. La situation spécifique des mineurs
Le Défenseur des droits a pour mission, en vertu de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011, de défendre et de promouvoir l’intérêt supérieur et les droits de l’enfant consacrés par la loi ou par un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France. De plus, le Défenseur des droits est l’autorité chargée de défendre et de favoriser l’accès aux droits des personnes victimes de discrimination.
A ce titre, la Défenseure des droits s’inquiète du silence du projet de loi sur la situation spécifique des mineurs. A sa connaissance, aucune autorité n’a pris en compte cette problématique dans l’élaboration du « pass sanitaire ».
Seul le conseil scientifique, dans son avis du 3 mai 2021, y fait brièvement référence et prévoit que « la grande majorité des mineurs ne sera pas vaccinée avant l’automne, si une telle vaccination est mise en place. Beaucoup d’entre eux ont fait une forme asymptomatique de COVID, souvent non diagnostiquée. Le « pass sanitaire »reposera donc, chez eux, essentiellement sur un test virologique négatif de moins de 48 h et sera sous la responsabilité parentale ».
Il semble donc qu’à défaut de disposition expresse contraire, le « pass sanitaire » a vocation à s’appliquer à tous les mineurs.
Si le Gouvernement n’entendait pas poursuivre cet objectif, ce que préconise la Défenseure des droits, il lui incomberait de le préciser de manière claire, soit en ne soumettant pas les mineurs au dispositif, soit en fixant une limite d’âge raisonnable.
La Défenseure des droits rappelle que selon la Convention internationale des droits de l’enfant : « Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale » (article 3).
2. Les silences et imprécisions du texte
Le Gouvernement entend imposer une jauge de 1 000 personnes pour l’accès à « certains lieux, établissements ou évènements impliquant de grands rassemblements de personnes pour des activités de loisirs ou des foires ou salons professionnels ».
- Si ce nombre n’est pas définitif et quelle que soit la jauge choisie, la Défenseure des droits souhaite que soit levée toute ambiguïté en précisant dans la loi qu’il s’agit de 1 000 personnes présentes « simultanément ». A défaut de précision, la mesure pourrait donner lieu à une interprétation extensive et être appliquée aux personnes participant, par exemple, à un festival rassemblant un grand nombre de personnes sur plusieurs jours.
- De la même manière, il lui semble utile de préciser si les professionnels travaillant dans ces lieux, salariés, bénévoles, intermittents du spectacle, sont comptabilisés dans la jauge des personnes autorisées.
- Enfin, la Défenseure des droits rejoint l’avis de la CNIL (délibération du 12 mai 2021) qui recommande d’encadrer par voie législative le seuil de fréquentation minimal, et les modalités d’évaluation de celui-ci, au-delà duquel le « pass sanitaire » pourrait être mis en œuvre.
– Concernant les risques discriminatoires, la Défenseure des droits note l’absence de précision claire sur l’obligation faite aux professionnels précédemment cités.
Est-il envisagé d’obliger un salarié, un bénévole, un intermittent du spectacle ou tout autre professionnel travaillant dans ces lieux à apporter une preuve de non-contamination ou de vaccination ?
Le Gouvernement entend-il conditionner l’embauche dans ces lieux ou dans le cadre de tels évènements à la présentation d’une telle preuve, ce qui impliquerait de conditionner l’accès à un emploi d’une personne à son état de santé, critère protégé en droit de la non-discrimination ?
– La Défenseure des droits rappelle régulièrement le caractère inégalitaire du « tout numérique » et d’une dématérialisation imposée sans autre solution1.
- Elle attire l’attention du Gouvernement pour que soit assurée la mise à disposition de preuves certifiées en format papier, expressément prévue par la loi.
- Elle soutient les mesures préconisées par la CNIL concernant les modalités concrètes de mise en œuvre du dispositif, l’accès aux données personnelles par les personnes en charge de la vérification des preuves et les garanties à apporter (délibération du 12 mai 2021). La Défenseure des droits recommande également que la Commission soit consultée sur le dispositif projeté.
1 https://juridique.defenseurdesdroits.fr/doc_num.php?explnum_id=18285
– La Défenseure des droits salue la précision apportée par voie d’amendement de la commission des lois « Ibis(nouveau). – Hors les cas prévus au second alinéa du 1° et au 4° du I, nul ne peut exiger d’une personne la présentation d’un résultat d’un examen de dépistage virologique ne concluant pas à une contamination par la covid-19, d’un justificatif de l’administration d’un vaccin contre la covid-19 ou d’un certificat de rétablissement à la suite d’une contamination par la covid-19. ».
3. Quels dispositifs pour quelles données scientifiques ?
Depuis le début de la crise sanitaire, la Défenseure des droits appelle le Gouvernement à mettre à disposition les données sur lesquelles il fonde ses décisions.
La Défenseure des droits demande à ce titre des précisions sur l’application concrète des trois possibilités offertes aux personnes souhaitant accéder aux lieux, établissements ou événements impliquant de grands rassemblements de personnes.
Plusieurs questions sont en suspens :
- Dans le cas d’un examen virologique : combien de temps le considère-t-on comme valable ? S’il s’agit d’un événement sur plusieurs jours, la même preuve est-elle toujours recevable du début à la fin de l’événement ?
- Dans le cas d’un rétablissement à la suite d’une contamination par le Covid-19 : combien de temps dure l’immunité et le certificat lui-même ? Dans le cas de la vaccination : combien de doses sont nécessaires pour que la preuve soit valable ?
- Dans ce cas, quid des personnes immunodéprimées pour lesquelles une 3e dose semble être envisagée, par exemple ?
- De plus, quid des personnes ne pouvant être vaccinées pour des raisons de santé ? Est-il prévu un certificat d’exclusion médicale ?
Sans réponse à ces questions non exhaustives, l’acceptabilité des mesures restrictives pourrait être mise à mal. La clarté est gage de bonne application des mesures.
II. L’accumulation des mesures nuit à la lisibilité de la loi
1. Une prolongation de l’état d’urgence sanitaire qui ne dit pas son nom
Le Gouvernement souhaite mettre en place un dispositif intermédiaire permettant « d’accompagner de façon progressive la sortie de l’état d’urgence sanitaire et de répondre rapidement à une éventuelle reprise épidémique, tout en ouvrant la voie à un rétablissement des règles de droit commun ».
La Défenseure des droits constate que ce dispositif est semblable au régime transitoire de la loi du 9 juillet 2020 organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire et qu’il ne met pas réellement fin à l’état d’urgence sanitaire, qui, depuis plus d’un an déjà, a été déclaré et prolongé à plusieurs reprises.
Sous couvert d’un projet de loi de « gestion de la sortie de la crise sanitaire », le Gouvernement prévoit de conserver des prérogatives exceptionnelles du régime de l’état d’urgence sanitaire pour lutter contre l’épidémie de Covid-19, lui permettant de prendre de fortes mesures restrictives de droits et libertés, et ce pendant une durée supplémentaire de quatre mois, du 2 juin au 30 septembre 2021.
L’article 1er du projet de loi prévoit, en effet, la possibilité pour le Premier ministre de recourir à des mesures portant atteinte à la liberté d’aller et venir, la liberté de réunion, la liberté de manifestation, ainsi qu’à la liberté d’entreprendre. Il peut ainsi réglementer la circulation des personnes et des véhicules, voire l’interdire dans les territoires où circule activement le virus. Le Premier ministre peut réglementer l’ouverture au public d’établissements recevant du public et les lieux de réunion, tout en conservant la possibilité d’en ordonner la fermeture provisoire dans certaines conditions. Il peut enfin règlementer les rassemblements de personnes, les réunions et les activités sur la voie publique et dans les lieux ouverts au public.
La possibilité de maintenir jusqu’au 30 juin 2021 un couvre-feu entre 21 h et 6 h du matin a également été ajoutée au texte par le gouvernement par voie d’amendement.
Ces dispositions viennent donc prolonger à nouveau des mesures du régime de l’état d’urgence sanitaire, qui n’a pourtant vocation qu’à être temporaire et à ne s’appliquer que le temps strictement nécessaire à la gestion de la « catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population », au sens de l’article L. 3131-12 du code de la santé publique (CSP).
2. Les déplacements
L’article 1er du projet de loi permettra de soumettre les déplacements à destination ou en provenance du territoire hexagonal, de la Corse ou des territoires ultramarins à la production d’un résultat d’un examen de dépistage virologique ne concluant pas à une contamination au Covid-19, d’un justificatif de l’administration d’un vaccin contre le virus ou d’un certificat attestant de leur rétablissement à la suite d’une contamination par le virus.
La Défenseure des droits appelle l’attention sur les points suivants :
- d’une part, afin de respecter le principe d’égalité de traitement de tous les citoyens sur le territoire français, l’accès aux tests, aux vaccins et aux justificatifs demandés devra être garantie ;
- d’autre part, cette mesure pose la question de la forme, du contenu et du support du justificatif qui devra être produit, et de l’utilisation éventuelle des informations présentées. Tout comme ses préoccupations évoquées précédemment sur le « pass sanitaire », la Défenseure des droits estime que ce justificatif devra, en tout état de cause, être accessible à toutes et à tous et le recours à celui-ci devra respecter la protection des données personnelles, notamment des données de santé.
3. La mise en quarantaine et le placement en isolement
La Défenseure des droits constate que des mesures individuelles de mise en quarantaine et de placement en isolement pourront être prises dans le cadre du régime de sortie de crise sanitaire, en application de l’article L. 3131-1 du code de la santé publique, dans les conditions prévues aux articles L. 3131-15 et L. 3131-17.
A cet égard, le projet de loi vient renforcer le régime prévu à l’article L. 3131-15, afin de prévoir la possibilité pour le représentant de l’Etat de s’opposer au choix du lieu retenu par la personne « s’il apparaît que ce lieu ne répond pas aux exigences visant à garantir l’effectivité de ces mesures et à permettre le contrôle de leur application ». Il pourrait alors déterminer le lieu de déroulement de ces mesures. La Défenseure des droits relève que l’article L.3131-15 fait également mention du domicile ou de « tout autre lieu d’hébergement adapté ».
Compte tenu de l’atteinte portée à la liberté personnelle et au droit au respect de la vie privée et familiale, ces dispositions appellent plus de clarté et de précision, afin de garantir la sécurité juridique de la personne susceptible d’être visée par cette mesure et le caractère nécessaire et proportionné de celle-ci.
La loi ne précisant pas ce qu’on entend par « lieu d’hébergement adapté » et les critères d’appréciation pris en compte par l’administration, elle semble laisser une marge de discrétion trop importante à celle-ci. Lors de la saisine du Conseil constitutionnel de la loi du 11 mai 2020, les députés avaient déjà souligné l’imprécision de ces termes.
Afin de préserver les droits et libertés de la personne placée en quarantaine ou en isolement et de ne pas laisser une marge de discrétion trop grande à l’administration, il serait nécessaire de fixer les critères d’appréciation du caractère adapté du lieu d’hébergement qui répondrait aux exigences sanitaires, de prendre en compte la situation personnelle de la personne et de trouver, le cas échéant, une solution qui permette de concilier sa vie privée et familiale avec les objectifs de protection de santé publique.
On peut en effet s’interroger sur la décision qui pourrait être prise concernant la situation de familles monoparentales ou de personnes ayant des personnes vulnérables à charge. A ces précisions, devrait
s’ajouter la possibilité de contester le choix du lieu d’hébergement devant le juge des libertés et de la détention, dans le cadre du recours prévu à l’article L. 3131-17.
4. Les droits des justiciables
L’article 6 prévoit de proroger l’application jusqu’au 31 octobre 2021 de certaines mesures prévues par les ordonnances n° 2020-1400, 2020-1401 et 2020-1402 portant adaptation des règles applicables aux juridictions, qui autorisent notamment le recours, pour la tenue d’une audience ou d’une audition, à des moyens de télécommunication audiovisuelle ou de communication électronique, ainsi que le transfert de compétence d’une juridiction empêchée vers une autre juridiction, et qui déterminent les modalités d’accès et les conditions de fonctionnement particulières des juridictions en période de crise sanitaire.
Comme indiqué précédemment dans les avis de la Défenseure des droits adressés au Parlement, l’amélioration de la situation sanitaire devrait conduire à limiter les mesures portant atteinte au droit à un procès équitable et aux droits de la défense. Celles-ci ne devraient intervenir qu’exceptionnellement, lorsque celles-ci sont strictement nécessaires et proportionnées à l’objectif poursuivi.
5. Le rôle du Parlement
La Défenseure des droits relève également que le II. de l’article 2 du projet de loi permettra de déclarer à nouveau l’état d’urgence sanitaire localement dans des territoires qui connaîtront une dégradation de la situation sanitaire, et ce pour un délai de deux mois, sans que le Parlement ne soit saisi d’une prorogation, comme le demande pourtant l’article L. 3131-13 du CSP.
Cette mesure ne semble pas justifiée, l’intervention du Parlement dans le délai d’un mois en cas de prorogation de l’état d’urgence sanitaire, déjà particulièrement long, se justifie par la concentration de pouvoirs importants aux mains de l’exécutif et le caractère exceptionnel des mesures restreignant les droits et libertés. L’intervention du Parlement est une exigence de l’Etat de droit, du principe de l’équilibre des pouvoirs institutionnels et du contrôle démocratique.
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