Inutile de présenter Eric-Emmanuel Schmitt : Ses livres, romans, nouvelles, pièces de théâtre parlent pour lui. Ils ont été traduits en une cinquantaine de langues pour autant de pays.
Alors qu’en dire ? Nous l’avions rencontré en 2014 (reflets N°11). L’ancien professeur de philo, normalien et agrégé, est resté profondément humain et humble. Son succès ne l’a pas détourné des interrogations profondes sur l’âme humaine, qu’il observe avec miséricorde, sur la destinée humaine, son origine. Actuellement il entreprend une aventure gigantesque : revisiter, de manière romanesque, l’histoire de l’humanité, avec dans une main l’inspiration, dans l’autre les connaissances scientifiques.
Qu’est-ce que l’art pour vous ? Quelle est sa fonction ?
L’art célèbre la vie, alors que la philosophie, la science tentent de la comprendre. La peinture célèbre le visible, la sculpture célèbre les volumes, la littérature célèbre la complexité de l’âme humaine, la musique célèbre l’ordre des sons. L’art est amour puisqu’il nous fait apprécier ce qu’il désigne. Quand j’entends des discours d’artistes extrêmement pessimistes, je me dis que leurs propos discordent avec leur activité réelle et témoignent d’une sorte de schizophrénie : ce qu’ils disent appartient à l’époque, ce qu’ils pratiquent relève d’une autre profondeur qu’ils n’ont pas mis en mots. Si la célébration est évidente chez Watteau ou Renoir, même dans un tableau de Bacon, il y a une célébration de la chair, de la décomposition des chairs, laquelle fait partie du vivant.
Quel est le rapport entre l’art et la vie spirituelle ?
L’art est une aide fondamentale pour la vie spirituelle. Il nous remet du côté de la vie quand nous allons du côté du néant, il encense l’être plutôt que le néant. C’est un adjuvant, voire un guide de la vie spirituelle. La musique joue ce rôle dans ma propre vie, elle me met en rapport avec mes sentiments les plus intimes ; parfois, elle me réapprend à habiter le monde de façon plus lucide, moins douloureuse, moins indifférente. Tous les arts nous conduisent à une meilleure vie spirituelle. Il y a des personnes qui ont une vie spirituelle intense sans avoir besoin de l’art. Je ne suis cependant pas loin d’y voir un aveuglement, une surdité, une privation, que je regrette pour eux.
Tout art est-il sacré ? Ne sacre-t-il pas la beauté de la vie ?
Tout art n’est pas sacré, mais tout art délimite un territoire sacré puisqu’il louange. Il définit ce qu’il désigne comme digne de respect et d’admiration, donc il sacralise. La peinture sacralise la lumière, la forme des objets, leurs couleurs. Mais l’art n’est pas seulement recherche de la beauté. Il est célébration de ce qui est, beau ou pas. Il donne à voir, à ressentir, à toucher, à entendre l’horrible aussi. Par exemple, dans une nature morte de Chardin représentant des arrêtes de poisson, vous verrez la densité des objets, l’accord de la lumière, l’immobilisation d’un instant fugitif rendu éternel. Il y a d’ailleurs un refus de la mort. Malraux disait : l’art est un antidestin.
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Vous avez une maîtrise de l’écriture. Quel est le rôle de la littérature comme art ?
Pour moi, la littérature est un guide qui nous emmène dans le labyrinthe du monde, dans le labyrinthe du temps, dans le labyrinthe de la conscience humaine. Elle nous initie à la complexité du psychisme et de l’univers. La littérature a cette force de m’arracher à moi-même pour découvrir l’altérité. Elle abolit la distance entre l’autre et moi, elle me permet de devenir l’autre. Anéantissant tous les éloignements, temporels ou géographiques, elle m’offre le monde dans sa pluralité, dans sa diversité, dans ses singularités.
C’est le sens de ce que vous êtes en train d’écrire ?
Dans ce grand projet romanesque, La traversée des temps, j’entraine le lecteur dans des époques qu’il n’a pas vécues, dans le psychisme de ses ancêtres, dans des lieux qu’il ne connaît pas et qui parfois n’existent plus. Je vais donc le relier à la grande histoire humaine. Mon but se révèle aussi de créer un « nous », puisqu’au fond l’histoire, c’est notre histoire. Comment sommes-nous passés du statut de nomade, chasseur-cueilleur à sédentaire, puis à citadin, puis à national ?
C’est un projet gigantesque. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire cette histoire de l’humanité ?
Le désir de comprendre. Je suis né avec. J’ai fait des études de philosophie animé par ce désir. J’écris mes livres poussé par ce désir : chacun d’eux explore un sujet de la psychologie humaine, sociale, spirituelle, que je n’ai pas encore abordé. Il y a très longtemps, je me suis demandé : « Pourquoi une fourmilière est-elle pareille aujourd’hui qu’il y a cent mille ans, tandis que la société humaine est constamment différente ? » De cette société humaine, j’ai eu envie de comprendre les strates progressives, les innovations, les évolutions, les révolutions qui l’ont constituée.
C’est une histoire de l’évolution de la conscience, une chronologie sacrée ?
Exactement. La littérature peut le faire mieux qu’une analyse historique, sociologique, psychologique parce qu’elle a le don de rendre vivant ce qui est mort et de nous transplanter dans un autre psychisme. Dans le premier tome, Paradis perdus, je donne au lecteur un psychisme animiste, un rapport totalement différent à la nature, où l’homme n’est pas le seul esprit et la seule conscience, mais où les esprits sont partout, y compris dans la pierre ou la rivière. Après cette expérience, j’en proposerai d’autres au lecteur selon les différentes spiritualités qui ont animé les époques.
Cette publication a un commentaire
Un magnifique article sur l’art qui exprime avec justesse et bravoure ce que je ressens.
Merci à Reflets d’avoir fait parler cet écrivain génial à ce sujet.
Le projet romanesque d’Eric Emmanuel Schmitt doit être passionnant !