Quand en 1935 Alexandre Men naît au monde, la Russie traverse l’une des périodes les plus sombres de sa longue et souvent tragique histoire. Le régime stalinien est au faîte de sa puissance et une meurtrière chape de plomb s’est abattue sur ce qui était devenu l’URSS. Le christianisme, sous sa forme orthodoxe héritée de Byzance, est devenu une spiritualité des catacombes.
La plupart des monastères et des églises ont été fermés, voire détruits, plus de 100 000 prêtres, moines et laïcs ont été fusillés et des centaines de milliers envoyés au goulag. Un athéisme d’État oscille entre persécutions et phase de paix relative. Mais, jusqu’à la fin des années 1980, l’atmosphère générale est faite d’exclusion, de « délit » non dit de christianisme, et l’une des faces de la répression était l’envoi en hôpital psychiatrique. Une grisaille désabusée va croissante dans ce désert spirituel qu’est devenue la Russie.
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Celui qui deviendra le père Alexandre Men, car il est ordonné prêtre en 1960, va donc traverser toute cette période d’un stalinisme déclinant et de la grande désillusion de la société russe face à l’utopie sanglante qui promettait un univers radieux. Il fait partie de cette constellation d’étoiles qui, peu à peu, vont faire renaître dans les personnes leur soif d’une verticalité spirituelle dans le monde de l’horizontalité matérialiste qu’était devenue l’Union soviétique.
Un homme de tradition et d’ouverture
Le Père Alexandre Men plongeait ses racines spirituelles dans l’univers de la tradition théologique, ascétique, mystique et contemplative de l’Orient chrétien. Profondément historien de goût et de pratique, il écrivit un monumental ouvrage, Les sources de la religion, et des chefs-d’oeuvre comme Le Fils de l’Homme ou Le ciel sur la terre. Ses livres ne seront jamais publiés de son vivant en Russie, mais à l’étranger. En 1986, le KGB lance contre lui ce qui sera l’ultime offensive en l’accusant d’avoir organisé des cercles religieux. Commence alors la période de la perestroïka qui, avec la célébration en 1988 du millénaire de la christianisation de la Russie, va enfin ouvrir les portes de la liberté après 70 ans de persécution.
Ce n’est qu’à partir de cette année 1988 et jusqu’à sa mort tragique en 1990 qu’il donnera la pleine mesure de son charisme prophétique qui avait été si longtemps occulté par la terreur d’État. Durant cette courte période de trois années, il va multiplier les conférences, passages à la télévision, entretiens avec des journalistes russes et occidentaux. Le 19 octobre 1988, il parle dans une école de Moscou. C’était la première fois depuis 1917 qu’un prêtre était autorisé à évoquer en public le témoignage de l’Évangile.
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Première chapelle érigée sur le lieu de son assassinat
Le Père Alexandre Men fascinait et dérangeait simultanément. Des milliers d’hommes et de femmes affluaient aux liturgies qu’il célébrait et cela dérangeait aussi bien les derniers
îlots de soviétisme que certains courants traditionalistes orthodoxes ou franchement antisémites. Et, au petit matin du 9 septembre 1990, il est assassiné à coups de hache donnés par-derrière alors qu’il allait prendre son train pour se rendre dans sa paroisse. Les responsables de ce meurtre ne furent jamais identifiés, ce qui est souvent le cas dans l’histoire récente de la Russie. Étaient-ils des orthodoxes traditionalistes ulcérés par l’oecuménisme du Père Men, des agents de la police politique ou tout simplement des antisémites ? Nul ne le sait à ce jour.
Dans un étrange et prophétique paradoxe, la veille au soir, le 8 septembre 1990, il donnait sa dernière conférence publique à la maison de la technique de Moscou, conférence au titre
prémonitoire « Le christianisme ne fait que commencer ».