Marie de Hennezel, psychologue clinicienne et psychanalyste jungienne, pionnière de l’accompagnement des personnes en fin de vie, est devenue une des grandes voix de la vieillesse.
Depuis plus de quinze ans elle n’a de cesse de se consacrer à l’amélioration des conditions du vieillissement et de la fin de vie.
Cet âge est la dernière aventure à laquelle tout homme est convié. Il prend tout son sens s’il est vécu comme une aventure spirituelle.
Nous avons envie de l’entendre sur son parcours de vie.
Quels sont les trois évènements majeurs de votre vie ?
Il y a d’abord eu mon entrée en pension, puis le suicide de mon père, événement majeur et triste. Enfin, la rencontre avec François Mitterrand qui a changé ma vie. Je ne sais pas si j’aurais eu la même vie si je ne l’avais pas rencontré. Il m’a mise sur des rails nouveaux.
Pourquoi l’entrée en pension a-t-elle été importante ?
J’étais dans une famille très nombreuse et nous habitions un endroit prestigieux qui était la place des Vosges avec des immenses pièces. Je partageais la chambre de mes sœurs, je n’avais pas du tout d’intimité. J’étais aussi très sollicitée par mes parents pour les tâches ménagères et auprès de mes frères et sœurs, comme tous les aînés dans une famille. En entrant en pension, je me suis retrouvée dans un dortoir et ça m’a rendu mon espace, en me sortant de la famille. C’est un vrai paradoxe. Au milieu des autres pensionnaires, j’ai trouvé une énorme liberté intellectuelle. Je lisais et dévorais des livres même en cachette dans le dortoir sous les draps avec une lampe électrique. Ma mère ne comprenait pas que mes sœurs ne me suffisent pas. Je me suis fait des amis, j’ai découvert la liberté, l’indépendance, le goût du travail avec de très bons professeurs. Je me suis épanouie alors que beaucoup de gens, au contraire, ont l’impression d’être exclus d’une famille.
En quoi le suicide de votre père a-t-il été déterminant ?
Je garde de cet évènement de 1981, que je n’ai pas vu venir, une très grande sensibilité à la question de la mort, à la question du suicide, à l’importance d’être à l’écoute des autres. L’accompagnement des autres est né là pour moi. À l’époque, je ne travaillais pas du tout en soins palliatifs mais en psychiatrie. J’ai perçu sa tristesse, une forme de mélancolie et je n’ai pas été assez attentive. Les cordonniers sont les plus mal chaussés ! Nous pouvons avoir parmi nos proches des gens fragiles ou qui nous semblent forts mais vulnérables. Une proposition faite d’entrer dans une unité de soins palliatifs a pris du sens. Après, curieusement, j’ai eu une espèce de conjonctivite qui m’a clouée au lit. Je ne pouvais plus ouvrir les yeux. D’un coup m’est revenue l’image du suicide de mon père, qui s’est tiré une balle dans la tempe droite, qui a traversé ses yeux. Ma conjonctivite à l’œil droit s’est communiquée à l’œil gauche. Quand j’ai fait le lien, je me suis rendu compte que je n’avais pas fait le deuil de mon père, 3 ans plus tôt. J’étais trop occupée avec mes enfants. Je me suis rendu compte qu’on ne pouvait pas faire cette économie et là, j’ai fait ce deuil dans mon lit en pleurant sans arrêt. J’ai beaucoup travaillé sur toutes ces émotions que l’on met de côté et qui reviennent un jour. C’est important pour moi aujourd’hui dans l’aide que je peux apporter aux autres de dire qu’il ne faut pas mettre ses émotions dans un placard. Il faut les regarder et leur parler, mettre des mots dessus pour les dépasser.
Et la rencontre avec François Mitterrand ?
Devenue psy, la rencontre avec François Mitterrand m’a mis le pied à l’étrier des soins palliatifs, et a déterminé mon engagement par la suite. Le fait qu’un homme de son âge s’intéresse à mes centres d’intérêt, en me confiant aussi des choses très personnelles, m’a donné confiance. Le fait de créer ce poste, de préfacer mon livre La Mort intime ont été des actes qui m’ont lancée dans l’espace public. Sinon, j’aurais continué ma vie de psy tranquille. J’ai eu le sentiment d’un destin dans cette rencontre que je n’avais pas provoquée.
Vous développez vraiment l’art de bien vieillir en disant que vieillir est une chance. Est-ce qu’on peut considérer que c’est possible sans foi, sans avoir une vision plus large de la vie que cet épisode qu’est l’existence ?
La foi est une aventure spirituelle.
Un de mes livres s’appelle L’Aventure de vieillir, une aventure spirituelle au sens large. Je ne pense pas qu’on puisse bien vieillir si on n’a pas effectivement une spiritualité. En fait, le paradoxe du vieillir, saint Paul le définit ainsi :« Tandis que notre homme extérieur s’en va en ruines, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour ». Ne pas focaliser sur l’homme extérieur mais investir celui de l’intérieur.
Quand vous dites la foi, ce n’est pas nécessairement une foi religieuse.
Mon ex-mari Christopher a 96 ans et se définit comme un « mécréant qui prie ». Pas du tout inscrit dans une foi religieuse, il prie. Il est relié à une confiance dans le déroulement de la vie, dans l’au-delà, sans avoir de représentation. Mais je vois qu’il est complètement dans le présent. S’il commence à penser au futur, il dit qu’il dilate le présent.
Cette aventure ne peut qu’être spirituelle. Si des personnes essayent de rester jeunes et actives le plus longtemps possible, il y
a forcément une limite. En vieillissant se développent la lenteur, la disponibilité, le lâcher-prise, l’acceptation des choses comme elles sont et comme elles arrivent.
L’être plutôt que le faire.
Les personnes en vieillissant explorent les contre-valeurs de la société. Il ne s’agit plus de se battre, de contrôler et de maîtriser. Les personnes qui vieillissent vraiment bien me touchent, elles ne sont pas dans la projection de l’au-delà.
C’est un au-delà qui est au-dedans.
Être de plus en plus là est tout à fait spirituel. Cela conduit à la contemplation, à la dilatation du présent.
Vous faites la différence entre la spiritualité et l’aspect religieux ?
Si les gens ont une pratique religieuse nourrie,
ils la continuent. J’ai eu une pratique religieuse enfant. Je l’ai abandonnée à mon adolescence et j’ai fait ma psychanalyse.
Avec la méditation,
j’ai retrouvé la perception interne d’une présence. Quand je médite, je pratique la méditation chrétienne, enseignée par John Main puis reprise par Laurence Freeman, la même méditation que les méditations orientales sauf que le mantra que l’on récite est un mot araméen : maranatha (« Viens, Seigneur »). Lorsque je répète ce mantra, je sens physiquement une présence arriver à l’intérieur de moi.
Ma foi n’a donc rien d’intellectuel.
C’est une perception, un ressenti au niveau du cœur.
Cette présence, vous la nommez ?
Je ne la nomme pas, je dis mon « maître intérieur ».
Je pense à ce tableau de William Holman Hunt, La Lumière du monde, dans la cathédrale Saint-Paul de Londres et qui représente justement le Christ. Il a sa couronne d’épines et tient une lampe, frappe à une porte qui est barrée avec du lierre et des verrous. En dessous, est écrite cette phrase de la Bible : Je frapperai à ta porte et si tu m’ouvres, j’entrerai, je souperai avec toi. La première fois que j’ai vu ce tableau, j’ai eu un choc en rencontrant le regard et le visage du Christ. Cette rencontre m’a bouleversée.
J’aime bien aussi rentrer dans les églises,
plutôt quand elles sont vides, être silencieuse, me poser, dire maranatha, ce mot si puissant. Quand il m’arrive de communier, je sens la présence arriver en moi. Je communie en effet de temps en temps depuis que le père Guy Gilbert a marié mon neveu et filleul dans une église de Normandie en invitant les divorcés en paix avec leur ex à venir communier. C’était mon cas, j’y suis allée. J’ai, par ailleurs, une vénération pour le Saint-Esprit, je ne
manque jamais la messe de la Pentecôte.
Est-ce que vous faites une différence entre la méditation et la prière ?
Oui, car la prière, c’est la demande de quelque chose. J’ai un groupe d’amis spirituels qui date de l’époque du sida. On chante des chants sacrés dans toutes les langues, et des mantras de Taizé. Je passe tous les ans la Semaine sainte à Taizé « l’œcuménique » en Saône-et-Loire. Il y a une telle énergie dans cette assemblée ! Rien n’est dogmatique. Les jeunes qui viennent de l’Europe entière se sentent extrêmement libres. Ils trouvent ce qu’ils cherchent : un lieu pour s’intérioriser. Quand j’y suis allée à Pâques, l’an dernier, il y avait 2 000 jeunes. C’était impressionnant. Ce silence, cette énergie priante ! Rien de dogmatique ni de culpabilisant. Personne n’est là pour dire ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Les frères sont beaucoup dans l’accueil inconditionnel des gens. L’âme trouve sa nourriture dans le chant, la louange, le silence et puis entendre un texte, laisser les mots entrer. C’est très encourageant, à l’heure actuelle, de voir tous ces jeunes dans ce monde moderne qui ont besoin de ça.