Ibrahim Maalouf est un être inspiré et inspirant. À la lecture de son ouvrage Petite philosophie de l’improvisation paru en décembre 2021 et à l’écoute de son album de Noël First Noël sorti le même mois, nous sommes touchés par ses mots et sa musique. Né de parents libanais installés en France, il se construit en baignant dans le monde musical. Son père, trompettiste de renom, est très rigoureux en lui inculquant l’art de la trompette. Sa mère, pianiste, lui laisse la liberté d’improviser sur les touches de piano. Son oncle, Amin, célèbre écrivain nourrissant sa pensée, et sa grand-mère Odette, d’une grande capacité d’adaptation, assurent au petit Ibrahim un socle familial solide pour son épanouissement et sa confiance. « La perfection commence quand nous acceptons nos erreurs », écrit-il. Trompettiste reconnu, auteur de nombreux albums, musiques de films, il incarne la musique dans toutes ses colorations. Ne se limitant pas à un style musical, il collabore avec le chanteur Sting, le rappeur Oxmo Puccino, de nombreux musiciens de jazz et de musique classique. Parler avec simplicité et humilité du bien vivre ensemble, du partage, lui tient particulièrement à cœur. L’enseignement à l’improvisation qu’il propose depuis une dizaine d’années invite au dialogue.
Quelle est l’intention de votre ouvrage Petite philosophie de l’improvisation ?
Je constate avec désespoir et tristesse une forme de délitement des rapports humains. J’ai été éduqué à un monde plus sensible, fraternel et compréhensif. On se retrouve dans une sorte de « climax » aujourd’hui, avec une volonté de ne pas se comprendre entre humains. Je redéfinis l’improvisation qui est tout sauf faire n’importe quoi. Le langage commun parle de s’improviser plombier ou journaliste…
L’expression dénature et dévalue la discipline. Improviser n’est pas se lancer dans le vide, il y a une démarche, une technique, une manière de faire, un résultat. Ce livre défend cette philosophie en la redéfinissant. Ce qui permet de mieux évaluer son importance dans l’éducation de nos enfants, la recherche, l’apprentissage culturel, les rapports humains, la vie en société et en communauté, le commerce, l’économie. Mon expérience a montré les avantages qu’offre l’improvisation.
Dans votre ouvrage, je note une bonne dizaine de définitions de l’improvisation. Pouvez-vous préciser celle qui la définirait le mieux ?
Ma préférée, c’est l’art de trouver des dénominateurs communs. Si l’objectif est de trouver des différences
avec d’autres personnes, c’est très facile, nous en sommes remplis. Étymologiquement, le mot « société » signifie ensemble. Notre réalité sociale consiste par conséquent à trouver les points communs les uns avec les autres pour créer une empathie générale et vivre en harmonie, un terme très musical. La constante recherche des problèmes, de la différence, du bouc émissaire, détruit la construction sociale.
L’improvisation nous aide à reconnecter nos points communs, à réapprendre à les voir, car les gens ne sont pas forcément conscients qu’ils ont été configurés aux différences. L’école nous a appris à observer les différences et à les effacer. Si nous les effaçons en cherchant à nous ressembler, elles remontent à un moment dans une exacerbation. Mon oncle Amin, dans son ouvrage Les Identités meurtrières, montre bien qu’une minorité qui se sent effacée dans une de ses caractéristiques va chercher à mettre cet élément au-dessus.
L’improvisation apprend en ce sens à accepter les différences avec les autres, à vivre avec et à les intégrer dans notre vie. Elle est une merveilleuse école qui nous oblige à découvrir les points communs entre nous, sans quoi l’harmonie ne peut être trouvée.
Pour lire l’article en entier , Reflets n° 43 pages 69 à 73
Vous parlez d’harmonie inéluctable dans votre livre. Quelle est votre espérance pour le futur ?
Je suis optimiste même si je suis témoin, outre tous les problèmes de ce monde, de la plongée sous terre de mon pays d’origine. De la cacophonie naît toujours une forme d’harmonie. Quand je commence une improvisation avec des bons musiciens, les gens pensent que ça va être bien mais c’est parfois une catastrophe. Nous cherchons encore et encore et à la fin, une harmonie se crée.
Nous sommes tous capables de fonctionner avec une harmonie commune. C’est l’harmonie du rythme. Se poser des questions à plusieurs, échanger, ne jamais avoir de certitudes et accepter de se tromper, accepter cette fragilité. Le dialogue, c’est la raison. Depuis tout petit, l’école nous demande de trouver et non de chercher. L’essentiel est dans la recherche, pas dans le résultat. Et ce n’est pas une valorisation de la médiocrité, bien au contraire. Le terme de dépassement de soi me hérisse les poils. Nous sommes peut-être dans une époque de l’injonction à la réussite et au succès. Mon espoir est de réapprendre aux élèves à n’avoir pas peur de se tromper.
Petit, j’étais celui qui posait des questions en classe et dont tout le monde se moquait, alors que je les posais d’un point de vue culturel différent. Au Liban, on dit « beau comme la lune » et non « con comme la lune ». Dans la culture musicale orientale, la gamme mineure est très joyeuse, festive et dansante. Alors que la majeure est considérée comme éminemment triste et dramatique. En Occident, c’est le contraire.
Vous dites : « La perfection commence quand nous acceptons nos erreurs”; enseignez-vous l’improvisation comme une méthode?
J’emprunte le chemin ou la technique qui mène à réussir à faire improviser ou dialoguer des gens qui pensent ne pas être capables de le faire. Dialoguer, c’est déconstruire leurs codes. Je leur dis : « Je suis ton prof et pour réussir à improviser, tu peux t’autoriser à faire des erreurs. Si tu ne te trompes pas, tu ne sauras jamais comment créer ton propre langage, savoir qui tu es vraiment artistiquement ».
C’est une rencontre avec soi-même, désapprendre pour mieux comprendre, se mettre au centre de sa vie et sentir ce qui est bon pour soi. Si nous n’acceptons pas la cacophonie, on peut se perdre. Et si nous acceptons de vivre selon de nouvelles valeurs, de nouveaux codes, je suis persuadé que cela mène vers l’harmonie.