Au cœur de l’Occident mystique
Maître Eckhart (1260-1327)
Dieu est, dans la tradition judéo-chrétienne, totalement inconnaissable. Il ne peut être saisi ou compris par aucune compréhension humaine. Mais, paradoxalement, durant de nombreux siècles, se sont développées voire installées dans l’imaginaire occidental, des représentations humaines de Dieu sous la forme d’un vieillard vivant dans un ciel idéalisé. La célèbre fresque de Michel Ange (1475-1567) de la chapelle Sixtine à Rome montrant la rencontre de Dieu et d’Adam est très illustrative sur ce point. Dieu, insufflant la vie à Adam, prend le visage d’un homme âgé mais encore vigoureux planant, la main tendue et allongé dans les airs, pour s’approcher de la main du premier homme.
Pourtant, les écritures bibliques sont claires car « Dieu, nul ne le connaît ». Aucun peintre ne peut donc en tracer la moindre figure. Et c’est bien dans cet héritage de l’inconnu divin que Maître Eckhart a évolué. Il a eu l’intuition intime de partager dans sa propre vie l’expérience visionnaire du futur apôtre Paul sur la route de Damas. Brutalement jeté à terre, ce dernier a « vu » une lumière fulgurante qu’il reçut comme un néant à la fois lumineux et obscur.
Rappelons brièvement ce qui arriva a Paul, grand persécuteur de chrétiens jusqu’alors, et le retourna complètement. Il chevauchait rapidement vers Damas pour amplifier la chasse aux chrétiens qu’il ne cessait de mener à Jérusalem. Soudainement, il fut renversé par une rencontre imprévisible, celle du Christ ressuscité. Il fut plongé alors dans l’obscurité la plus totale. Il était devenu aveugle. Peu de jours après, un chrétien de Damas le guérissait au nom de Jésus-Christ.
Le néant divin
Dans son sermon 71, Maître Eckhart nous dit, au sujet de ce passage des Actes des Apôtres, que Paul se releva de terre. Les yeux ouverts, il vit le néant et ce néant était Dieu. Cette parole est surprenante voire paradoxale. Nous sommes, en effet, tellement habitués à un Dieu omnipotent, à la figure de patriarche biblique ! Mais cette affirmation de Maître Eckhart est aussi porteuse de sens. Elle nous permet de tourner la page d’un « Dieu » figuré ou peint, c’est-a-dire d’une idole forgée de main d’homme en forme de projection inconsciente de nos propres représentations.
Ce néant est une lumière à laquelle il n’y a aucun accès. Cette affirmation est au cœur de la tradition biblique. Le symbole lumineux, traduisant la manifestation de l’indicible, est naturellement partagé par d’autres courants spirituels. Mais il est fortement rappelé par de nombreuses affirmations dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament. L’Évangile de Jean l’exprime peut-être de façon encore plus significative quand il énonce que Dieu est lumière (1 Jn, 1).
Maître Eckhart nous met ainsi devant l’insondable mystère de l’homme tentant de regarder cette source insaisissable de sa propre humanité, la lumière obscure. Nos méditations quotidiennes, si nous en prenons le temps, peuvent bien sûr s’appuyer sur cette contemplation, porte ouverte vers l’indicible.
Le christianisme ou la spiritualité de la lumière
En mettant ainsi l’accent sur la lumière, Maître Eckhart nous renvoie au nom que l’on donnait aux premiers adeptes du Christ. Ils étaient appelés disciples de la lumière ou de la Voie et ne reçurent le nom de chrétiens que relativement tard, autour de l’an 55 à Antioche. Nous étions déjà plus d’une trentaine d’années après le passage du Christ.
Cette appellation de disciples de la lumière perdura longtemps et nous l’avons presque oublié de nos jours. Le christianisme, sous sa forme nestorienne, se développa aussi à l’est vers la Chine où, à partir du VII ème siècle, il s’y ancra pour plusieurs siècles. Il était alors nommé par les Chinois eux-mêmes la « Voie de la lumière ».
Là réside sans doute l’un des points majeurs de nôtre époque : la nécessité de redécouvrir nos propres origines spirituelles avant d’aller explorer des pistes lointaines. Nous avons mis de côté, consciemment ou inconsciemment notre nature d’enfants de la lumière primordiale. La spiritualité rhénane a eu pour rôle de le rappeler durant deux siècles environ. Elle a été à son tour ensevelie dans nos mémoires. Pourquoi ne pas penser à reprendre nôtre bâton de pèlerin sur le chemin sans fin de la lumière ?
Le fini-infini de l’homme
Selon Maître Eckhart, ce néant divin est protéiforme car, quand Paul « vit » Dieu, il comprit alors que toutes choses étaient un néant. L’éveil peut alors apparaître. Nous sommes néant face au néant divin. Les bouddhistes évoquent, dans leur langage, la « puissance du néant » qui, une fois perçu et reçu, nous bascule dans une autre réalité. Nous approchons et entrons alors dans les mondes invisibles qui nous entourent.
Ce langage si nouveau de Maître Eckhart nous amène donc très loin dans ce Royaume, en nous et hors de nous, dont parlent tant de fois les Évangiles. Fini et infini, dans ce monde et hors du monde, l’être humain évolue vers l’acceptation pacifiée de sa finitude. Il entrevoit dès lors ce que ses sens limités lui interdisent de capter dans son champ de vision habituel. Il est, comme l’écrivait Blaise Pascal (1623-1662) dans ses Pensées, héritier à sa façon de Maître Eckhart, un néant à l’égard de l’infini, un milieu entre rien et tout.
L’unification de l’être intérieur et le néant divin
À la fin de sa méditation sur le récit de Paul en route vers Damas, Maître Eckhart nous fait découvrir toute l’ampleur de notre nécessaire unité intérieure. Elle n’est achevée qu’après la fin des parasitages qui nous colonisent en nous polluant. Il écrit que « La lumière qu’est Dieu est sans mélange. Aucun mélange n’y accède. » Angoisses, émotions, bien et mal, blanc et noir, sont des facteurs de dispersion. Et il précise que c’est bien à ce moment-là que la transfiguration a lieu. « Quand l’âme ne se disperse pas dans les choses extérieures, elle est parvenue chez elle et réside dans la lumière simple et pure. »
L’ Écriture au centre de l’expérience spirituelle du néant divin
Maître Eckhart, dans sa contemplation des versets de la Bible, nous indique un fil de vie. Innombrables sont ses textes ou versets bibliques qui seront ses repères dans cette route sans méthode de la transformation intérieure. Il scrute, absorbe l’Écriture. Elle illumine sa vie, et la nôtre, de ce torrent intérieur dont parlera plus tard Jeanne Guyon (1648-1717) à l’expérience à la fois proche et différente de la sienne. La vision de Paul du néant divin, revivifiée par Maître Eckhart, est un bon et sûr moyen pour arriver aux rivages de nos renaissances, de néant en néant et de commencements en commencements. Se nourrissant de l’inspiration de l’Écriture biblique, il en avait fait une composante essentielle de sa vie. Qui nous empêche d’en faire autant sinon peut-être nous-mêmes ?
http://www.laspiritualitedelabeaute.fr/
Gérard-Emmanuel Fomerand
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