Après des études de mathématiques et d’éducation aux Universités de Louvain en Belgique et de Washington à Seattle aux États-Unis, Marie Milis a enseigné à des jeunes ayant un fort sentiment d’incompétence. Ils calaient à priori, surtout en mathématique. Ayant transformé ses classes en laboratoire où chacun s’expérimentait auteur en mathématiques, force lui était de constater que ses élèves ne s’attribuaient pas leurs compétences et leurs victoires. Avec eux, pour eux, elle formula alors les trois consignes de l’autolouange (voir encadré en fin d’article). Au vu des résultats individuels et collectifs, elle a développé cette pratique pour l’époque de changement que nous vivons. (Le magnifique film de 12 minutes produit par Claire Colette et Marie-Jo Jamar, « Je suis mon propre Dieu » disponible sur https://mariemilis.net/ nous plonge dans cette ambiance). Elle accompagne et forme également à l’autolouange des personnes, de toutes professions, de tous âges et de différents pays, désireuses de tenter cette aventure de dignité. Avec son mari Léonard Appel, elle a créée dans les années 90 la revue « Initiations» devenue «Itinéraires» jusqu’en 2007, tout en organisant en Belgique des conférences pour de multiples conférenciers dont Christiane Singer et Annick de Souzenelle. Marie Milis est rayonnante et notre échange inspiré ouvre avec humilité une porte vers un invisible palpable..
Quelle est votre définition de l’invisible ?
À l’instant, j’ai envie d’être espiègle. Ma définition serait : ce qui échappe à un regard préhensif. Si nous voulons désigner, cataloguer ou récupérer ce que nous percevons en termes connus, l’invisible se taille. Il ne reste que le filtre. L’invisible a une éthique. Si je me démunis de mes a priori, alors l’invisible mène la danse.
Quand pour pratiquer l’autolouange je contemple un support, le plus souvent une œuvre d’art, je rencontre l’invisible, je le perçois, je l’entends. Lorsque je suis totalement plongée, imbibée, dans l’œuvre d’art, les mots qui montent de mon cœur à ma plume disent l’invisible qui est en train de se dévoiler.
Nous recevons en naissant les vêtements de l’ego mais cela ne sert à rien de passer notre vie à les décorer. Loin d’être un botox de l’ego, l’autolouange est une pratique d’humilité (en lien avec l’humus) et non de modestie. Comme Marie Balmary je parlerais de la façon dont « l’homme est infusé » d’essentiel, cet invisible qui nous anime. Hugo von Hofmannsthal dit : « Si l’inaccessible se nourrit de mon être et si l’éternel se sert de moi pour fonder son éternité, est-il encore quelque chose qui me sépare de la divinité ? ». Ce qui nous appelle est la divinisation de l’Homme, sa complétude et sa réalisation.
Comment y avez-vous accès et dans quel but ?
Je suis très touchée du fait que l’autolouange, qui est en fait une pratique très ancienne, réapparaisse chez nous à l’époque actuelle. Lors des différentes crises que nous avons traversées, nous avons vu la tendance à nous traiter en moutons : obéir et ne pas penser. L’autolouange replace chacune, chacun dans sa splendide et nécessaire singularité.
L’invisible se donne par des mots et des images différents pour chacun : les mots viennent d’une source en soi et informe de Soi. L’individu et le collectif y sont ensemble nourris. Hans Peter Dürr, directeur de l’institut Max Planck, qui avait négocié le moratoire sur le nucléaire avec Reagan et Gorbatchev, observait que toute l’histoire humaine était animée de deux mouvements antagonistes et complémentaires : individualisme, prendre soin de soi, et solidarité, se fédérer pour survivre. Actuellement, nous accentuons l’individualisme, de façon monomaniaque, au détriment du collectif. L’autolouange est précieuse : elle tisse ensemble le lien à soi et le lien à l’autre. Lors des proclamations, nous expérimentons une communion : le groupe devient un « cercle de bienveillance. » Nous ne sommes pas dans la comparaison mais l’expansion de soi, partagée. Là, nous pouvons avoir accès à l’invisible.
Qui rencontrez-vous dans l’invisible ?
J’ai vécu dans un monastère Zen. Je me demande si la version occidentale du zen n’est pas le « Je » sans ego, connecté de l’autolouange. Ce Je d’une connexion fluide à l’invisible. Difficile à nommer alors que c’est justement une zone qui échappe à la désignation, au mot, au nom. Je peux être inspirée par ce qui émane de « l’invisible » et le rencontrer, étonnée, dans cette proclamation poétique. Notre culture s’est construite avec prégnance de l’ego dans le « je ». Parler d’un JE sans Ego est presque une antithèse alors que cela devrait être une source. Notre culture, qui met l’accent sur la valeur morale de la modestie, démonise le « Je », celui de l’Ego. Pourtant l’écoute humble et attentive de ce qui émane en « je » est le passage obligé pour restituer ce lieu du soi, de la grandeur et de la splendeur. Si on se limite au « je » de l’enveloppe corporelle, nous sommes obligés de faire intervenir des facteurs externes, comme le ciel, les saints, un Dieu institutionnalisé pour nommer ce qui devrait être l’évidence fondatrice. L’erreur de 2000 ans de christianisme a été de mettre Dieu à l’extérieur de nous. La racine même du mot «péché » est « l’écart ». Dieu est ce qui nous anime, ce que l’on rencontre, le principe, l’évidence.
Tolstoï a écrit un texte magnifique à propos de Pierre Bezoukhov. « Autrefois, il ne savait voir en rien le grand, l’inconcevable, l’infini. (…) Il regardait au loin. (…) Maintenant, il avait appris à voir la grandeur, l’éternité, l’infini en tout. » Pourtant, écrit Tolstoï, Quelque chose manquait (à ces paroles) ; elles avaient quelque chose d’étroitement personnel, de cérébral ; il leur manquait l’évidence. »
De cette évidence Christiane Singer a été foudroyée en sa fin de sa vie : « Ce qui est bouleversant, c’est que quand tout est détruit, il n y a pas la mort et le vide comme on le croirait, pas du tout. Je vous le jure. Quand il n’y a plus rien, il n’y a que l’Amour. Il n’y a plus que l’Amour. Tous les barrages craquent. C’est la noyade, l’immersion. L’amour n’est pas un sentiment. C’est la substance même de la création…
Je croyais jusqu’alors que l’amour était reliance, qu’il nous reliait les uns aux autres. Mais cela va beaucoup plus loin ! Nous n’avons pas même à être reliés : nous sommes à l’intérieur les uns des autres. C’est cela le plus grand vertige… de l’autre côté du pire t’attend l’Amour. Il n’y a en vérité rien à craindre. Oui, c’est la bonne nouvelle que je vous apporte. »
Fréquenter, habiter le « je » nécessite le discernement de ne pas fusionner l’ego et la source, le « je » et le « Soi ».
J’ai ainsi entendu, trouvé sous ma plume, « Dans la fange des eaux troubles, j’érige des cathédrales ». Cette parole est prophétique, pour moi : ces mots me placent au noyau de moi-même, disent mon identité. Cette parole est aussi performative : en me la répétant je deviens celle que j’annonce être.
L’autolouange par Marie Milis
L’autolouange est une poétique très ancienne que l’on retrouve sur toute la surface du globe, dans toutes les cultures et qui est restée vivante dans celles de l’oralité. C’est ce moment où l’individu, dans une humilité absolue, est sidéré par une perception où, d’un coup, il y a de l’immense dans le petit.
Dans l’autolouange l’invitation est d’exprimer ce que « je » vis : mettre en mots ce qui me touche, m’anime et me dépasse. Pour cela, il faut tout prendre, toutes les émotions, toutes les perceptions : tout ce que je suis mérite mon regard. Il s’agit aussi de goûter aux bienfaits de l’amplification pour ouvrir l’univers des métaphores et des images qui dépassent nos contingences.
L’autolouange est une proclamation, une parole dite au sein d’un collectif. Le texte peut en être écrit au préalable en respectant trois consignes :
- En « je », en première personne
- Avec amplification, emphase, élévation, métaphore, images,…
- Et avec sincérité : il est interdit d’affirmer ce que l’on sait n’être pas valide, même infinitésimalement[1]
Pratique millénaire, l’autolouange a disparu de nos terres du fait de quatre filtres très puissants : le judéo-christianisme et sa morale, l’Empire romain, le code napoléon et sa juridisation puis l’école de la République. Dans sa postface à mon livre Souviens-toi de ta noblesse, Christiane Singer a montré combien les mots d’aujourd’hui sont déviés par rapport à leur source étymologique : nous vivons avec des mots tordus ! L’autolouange est l’expérience puissante et vitalisante de la détorsion : retrouver la dimension performative de la parole, retrouver des mots qui actent ce qu’ils disent.
L’autolouange est un voyage en terre inconnue où, en tirant les fils de soi, l’invisible se révèle et m’informe de moi-même.
« Les mots savent de nous ce que nous ne savons pas de nous-mêmes ».
René Char
[1] Le lecteur intéressé peut se référer au livre de Marie Milis Exercices pratiques d’autolouange paru en poche aux Editions Payot.
Article inédit annoncé dans Reflets n°54 page 65