Au cœur de l’Occident mystique
Maître Eckhart (1260-1327)
Maître Eckhart fait partie de ce long lignage des témoins spirituels chrétiens oubliés, longtemps enfouis dans nos inconscients collectifs et redécouverts depuis une cinquantaine d’années. Mais, comme le dit le psaume 90, un jour est comme mille ans devant l’Éternel. Il n’aura fallu que sept siècles pour retrouver celui qui, comme le dit Jean Tauler, parlait bien du temps mais du point de vue de l’éternité.
Son oubli est finalement relativement court, si on le considère à partir d’un autre espace-temps. Il constitue sans doute l’un des sommets de la mystique du christianisme occidental, dont nous verrons d’autres exemples dans ces chroniques. Mais cet homme, véritable lumière rhénane, apparemment si loin dans le temps, est en fait tout près de nous dans notre époque troublée. Maître Eckhart dans ses sermons et ses textes dévoile des voies d’une ampleur spirituelle sans précédent, ce qui nous amènera à consacrer quatre articles à son enseignement.
Une vie atypique
Maître Eckhart connut une reconnaissance européenne de son vivant, en tant que maître en théologie enseignant aussi bien à Strasbourg qu’à Paris à la Sorbonne, à Erfurt et à Strasbourg, puis une chute tardive, une sorte de déchéance brutale à la fin de sa vie. Il fut, en effet, l’objet d’une bulle d’excommunication « partielle » du pape limitée au diocèse de Cologne d’une partie de ses thèses. Son statut d’éminent responsable dominicain lui épargna sans doute une sanction plus extrême mais entacha son nom. Puis vint ensuite un long oubli qui ne s’acheva que récemment. Ce qui l’a rendu accessible dès son époque est l’utilisation de la langue allemande dans ses sermons. Ils étaient pris en note par ses auditeurs.
Ses homélies étaient compilées et mises en forme ultérieurement ce qui nous permet d’avoir une base sûre pour bien le comprendre. Ses textes sont abondamment réédités de nos jours, dans des versions universitaires ou grand public. Pour ceux et celles qui voudraient développer leurs recherches sur le Maître rhénan, une rapide recherche sur Internet leur ouvrira un très large éventail d’ouvrages de Maître Eckhart à des coûts plus qu’abordables.
Maître Eckhart constitue l’une des sources vives de l’expérience de la parole du Christ dans nos vies pour les personnes en quête de sens et qui souhaitent sortir des sentiers connus et usés par l’histoire. C’est d’ailleurs bien dans cette logique que se situait ce maître spirituel. Il s’est, en effet, vécu lui-même comme un pèlerin, un converti, un « retourné », proche de l’ouverture mystérieuse des yeux intérieurs connue par l’apôtre Paul sur son chemin de Damas quand il fut littéralement renversé par sa rencontre du Christ. Cela le rend d’autant plus attachant.
Le maintenant de l’éternité
Pour Maître Eckhart, il y a un maintenant de l’éternité. Il illustre ce propos dans son sermon 38 quand il écrit que :
« Celui qui aurait le savoir-faire de se concentrer en un maintenant…ce serait la plénitude du temps…où l’âme connaît toutes choses en Dieu… À l’âme dans laquelle Dieu doit naître, le temps doit échapper…l’âme connait toute chose et elle les connaît parfaitement. ».
Ces paroles, issues d’une expérience intime, peuvent se traduire lors d’une méditation ou d’une oraison profonde par un quasi dilatation infinie de l’être pour aboutir à un état que l’écrivain français Romain Rolland (1866-1944) qualifiait d’océanique. Cet état est naturellement inexprimable car il ne peut être enfermé dans un quelconque terme mais innombrables sont les personnes qui l’ont goûté.
Dans le monde agité qui est le nôtre, qui peut ressembler à un bûcher des vanités et de bruits, l’irruption de l’éternité dans le temps peut se traduire de multiples façons. À chacun naturellement de trouver sa voie en toute liberté et suivant ses propres modalités. Nous voilà collectivement arrivés au cœur du message du Christ, être dans le monde et hors du monde, dans cette chambre intérieure ou secrète dont parlent les Évangiles. Elle est nommée souvent Royaume dans les textes évangéliques mais bien sûr elle dépasse tout nom en nous menant au maintenant de l’éternité.
Théologien ou mystique ?
Le parcours de Maître Eckhart oscille entre enseignement théologique « classique », car il était maître en théologie au plan universitaire, et une expérience personnelle du mystère divin qui se sent nettement à l’écoute de ses sermons en langue allemande de l’époque. Il semblerait qu’il soit entré dans cette voie mystique dès sa jeunesse. Il nous le dit implicitement dans son second sermon sur l’Ecclésiastique où il mentionne clairement un jeune maître qui avait bien saisi et compris le mystère de la filiation divine des êtres humains. Ce jeune maître était en fait lui-même mais, conformément aux usages de l’incontournable anonymat de l’époque, il ne se cite jamais. C’est bien là que se trouve l’originalité et la plénitude de l’enseignement de Maître Eckhart pour notre temps. À la fois spéculatif, philosophe et mystique, il explore les trois voies, qui n’en sont qu’une, de l’enseignement chrétien : méditer, approcher la sagesse intérieure (sens du mot de philosophie) puis peu à peu passer à une approche de l’indicible et de ce qui nous dépasse mais vit profondément en nous. Il nous ouvre la voie de la « filiation divine » qui nous appelle toutes et tous mais dont nous ne sommes pas forcément conscients.
Une passerelle entre christianisme et bouddhisme ?
Depuis la redécouverte de Maître Eckhart, la question est récurrente tant les proximités sont grandes entre l’enseignement de Bouddha et celui de Maître Eckhart : « néant divin » dont nous reparlerons ultérieurement, importance de l’entrée dans une autre réalité que nous avons du mal à capter, dilatation possible et potentielle de l’être humain. Bien sûr, Maître Eckhart ne connaissait pas le Bouddhisme mais il pratiquait naturellement le dialogue interreligieux sans le mentionner explicitement car ce mot est anachronique par rapport à son contexte historique. Il se réfère fréquemment au penseur le plus éminent de la mystique juive, Moïse Maimonide (1138-1204) et plus largement à la centralité de l’Écriture inspirée dans le chemin spirituel, à savoir la Bible. Il ouvre ainsi la voie à ce qui sera de nos jours le dialogue interreligieux. Il y a quelque chose de visionnaire par rapport au contexte historique de Maître Eckhart. N’est-ce pas Thomas Merton (1915-1968), un de ses lointains descendants, qui écrivait que le grand enjeu des temps à venir était la rencontre du bouddhisme et du christianisme ?
Ses écrits, parfois déroutants, ne se laissent pas facilement enfermer dans des catégories. Les articles suivants tenteront d’esquisser les axes majeurs de sa pensée et de son entrée dans l’indicible ou l’inexprimable que l’on nomme souvent « Dieu ».
http://www.laspiritualitedelabeaute.fr/
Gérard-Emmanuel Fomerand
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