Véronique Nahoum-Grappe est anthropologue. Elle travaille sur la différence des sexes et sur les conduites d’excès. Auteur de plusieurs ouvrages, son expertise est très recherchée.
La jeune chanteuse kirghize Zere Asylbeck, 19 ans, s’est filmée en 2018 dans un clip où elle chante en soutien-gorge : « Pourquoi devrais-je être ce que toi ou la société veut que je sois ? Je suis humaine ! J’ai droit à la liberté d’expression. Où est ton respect ? Je te respecte ! Respecte-moi ! » (chanson intitulée Kyz). La liberté d’expression s’offre ici comme le droit à un double dévoilement, celui de la vérité de la nudité et celui de la parole politique qui revendique l’égalité et le respect de la différence. En ce début du XXIe siècle, les mouvements féministes au Kirghizstan, mais aussi ailleurs dans de nombreuses aires géographiques où les femmes sont trop souvent enfermées sous les carcans et les voiles, tendent à mettre ensemble poitrine dénudée et combat pour les libertés de dire, de faire et d’être – comme dans La Liberté guidant le peuple (huile sur toile d’Eugène Delacroix, 1830) ou lors des performances politiques des courageuses Femen se dénudant sur la place publique (mouvement féministe ukrainien créé en 2008).
#METOO, UN SIGNE DE COURAGE
ET LE CHEMIN D’UNE LIBÉRATION
Le mouvement féministe contemporain porte à son point d’acmé le lien entre liberté de parole et dévoilement de l’histoire déniée du corps depuis le mouvement #metoo qui s’est diffusé dans de nombreux pays, et démultiplié en une myriade d’autres mouvements homologues. Tous ces textes décrivent des crimes sexuels de domination commis au sein de l’espace public ou privé contre les femmes (en majorité) et contre les enfants des deux sexes. Ces crimes où la violence sexuelle peut être aussi pétrie de séduction perverse – si facile pour un ascendant adulte en face d’un enfant qui lui fait confiance, et l’inceste est alors un crime de profanation – sont historiquement peu visibles et ont échappé le plus souvent aux coups de la loi, la victime portant seule la charge de la culpabilité et de la honte. Une incroyable multitude de textes ont été mis en ligne sur la planète entière, paroles libérées dont la grande majorité anonyme n’est pas vengeresse, contrairement à leur réputation : dans ces textes, l’énonciation l’emporte de loin sur la dénonciation. Déjà, parler de ce sujet anciennement tabou et porteur de honte, de souillure et de mort sociale pour les femmes, la sexualité, constitue pour elles un signe de courage, un geste de dévoilement, et le chemin d’une libération.
Cette prise de parole massive des femmes, surtout depuis la seconde moitié du XXe siècle, est un des derniers stades de notre histoire des droits « de l’homme » depuis au moins trois siècles, qui a inscrit la liberté d’expression comme valeur politique nationale. Mais les critiques fusent sur cet usage potentiellement démultiplié que suppose l’immédiateté de l’envoi d’un texte sur les réseaux sociaux.
LA LIBERTÉ D’EXPRESSION
QUI FONDE NOTRE DÉMOCRATIE
LA MENACERAIT
Car les effets non prévus de cette exceptionnelle avancée en termes de communication horizontale, universelle et immédiate s’offrent comme autant de dangers portés sur les démocraties. Cette « liberté d’expression », historiquement inédite et qui s’exerce dans l’espace semi-public de l’écran – présent dans l’espace privé mais devenu « place publique » – devient la cible d’une critique étonnante : elle menacerait nos démocraties pourtant fondées sur elle ! Comment comprendre cet effet autophage d’une de nos valeurs sacrées, « la Liberté d’expression » ? Ainsi, un mouvement féministe pourrait devenir accusateur et délateur en amont et à la place du travail de la justice ? Ou bien, le président d’une immense nation, étrange, lunatique et belliqueux, peut s’autoriser à des milliers de « twitt » étonnamment mensongers dans une parole frénétiquement libérée ? Il ne s‘agit plus ici du mensonge politique officiel obligatoire imposé par une dictature à l’ancienne (encore à l’œuvre dans bien des pays du monde), mais de l’extension d’un étrange régime du faux poussé sur le sol de nos valeurs démocratiques et qui explose dans une gerbe de mille informations erronées, quelquefois délirantes, mais libres d’être exprimées !
UNE VALEUR QUASI SACRÉE
DANS NOTRE CULTURE FRANÇAISE
Pourtant les mots « Liberté d’expression ! » résonnent comme un grand cri collectif lancé au visage du tyran qui veut interdire toute parole différente de la sienne. Dans notre culture française, la liberté d’expression constitue une valeur quasi sacrée, indiscutable, qui définit toute vraie démocratie. Il faut décrire le « scénario » historique, le système d’images implicitement convoqué par le lien entre ces deux champs, celui de la liberté, et celui de la parole… L’utopie démocratique se construit historiquement dans l’articulation de deux grands axes : celui d’un accroissement au long court des « égalités » et « fraternités » sur tous les plans politiques, économiques et sociaux, sexués, raciaux, et celui de l’avènement d’une liberté de penser et d’expression de plus en plus achevée voire radicale, source d’inventivité et d’intelligence scientifiques, littéraires, artistiques. Depuis l’enfermement voire l’assassinat du messager porteur de la mauvaise nouvelle, de l’enfant qui a dit à voix haute et publiquement que le Roi était nu, du savant qui a osé démontrer et murmurer que la terre était ronde et qu’elle tournait, de l’opposant qui atteste preuves à l’appui la malversation du chef, du journaliste qui décrit minutieusement comment le système est pourri, du témoin survivant au charnier, du lanceur d’alerte qui rend visible le mensonge politique si bien sur-joué, l’histoire semble répéter un même graphe inusable sous différentes variantes : que de romans policiers, de films d’aventures, de séries qui retracent un même parcours héroïque !
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Le héros, parfois l’héroïne, ne se bat pas seulement contre les malfaisants criminels destructeurs de biens et de vies, mais aussi toujours contre leurs mensonges, cette destruction du rapport au réel. Le mensonge du criminel constitue l’unique possibilité pour lui d’échapper aux conséquences de ses actes et le moyen le plus assuré pour qu’il « jouisse » de son impunité. On comprend que le criminel au pouvoir travaille en permanence à l’efficacité de son mensonge politique : la terreur devant fermer la bouche de ceux qui voudraient la dénoncer publiquement, suppose l’accroissement en horreur et en quantité des crimes commis contre eux, et donc la nécessité de bétonner toujours plus le mensonge qui les couvre, et ainsi de suite. Nommer le crime, décrire les faits signe le début de la fin de l’impunité du criminel. Une grande part des cruautés et des crimes commis sur la planète le sont en vertu de l’impérieuse nécessité d’empêcher leur récit.