L’embrigadement pour Daesh
par Dounia Bouzar
Dounia Bouzar, ancienne éducatrice, est anthropologue du fait religieux, directrice du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’Islam. Elle se consacre au désembrigadement des jeunes tombés sous l’emprise djihadiste. Son livre La vie après Daesh, les Éditions de l’Atelier, est bouleversant. Avec son équipe, elle court sur tous les fronts pour ramener à la vie de jeunes femmes et de jeunes hommes déshumanisés, soutenir les parents désemparés, accompagner les uns et les autres dans la reconstruction d’une vie familiale et sociétale. Ici, Dounia Bouzar nous explique en détail le processus d’embrigadement ; partant de la crise d’adolescence, il conduit à produire des assassins.
Le processus de radicalisation comprend un embrigadement relationnel et un embrigadement idéologique.
L’embrigadement relationnel provoque une adhésion du jeune à son nouveau groupe et un embrigadement idéologique suscite une adhésion du jeune à un nouveau mode de pensée.
1/L’embrigadement relationnel
Il isole le jeune de tous ses anciens interlocuteurs qui contribuaient à sa socialisation. Cela passe par des vidéos qui utilisent la théorie du complot, pour placer le jeune dans une vision du monde paranoïaque, où il ne peut plus faire confiance à personne.
Dès cette première étape, le jeune commence donc à se méfier des adultes qui l’entourent. On lui dit que le malaise qu’il éprouvait auparavant (comme tout adolescent) provient du fait qu’il a été élu par Dieu pour discerner la vérité du mensonge, contrairement à tous ceux qui l’entourent.
Isoler le jeune n’est que la première étape de la radicalisation. La deuxième étape va consister à détruire l’individu au profit du groupe.
À ce stade, le discours radical introduit progressivement deux notions qui nous rappellent de mauvais souvenirs historiques : la pureté de groupe et la primauté du groupe purifié…
Seule « l’union des Véridiques » (ceux qui possèdent le vrai islam) peut permettre de combattre la dégénération du monde occidental.
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Progressivement, l’identité du groupe remplace l’identité individuelle
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Le fonctionnement du groupe radical redéfinit les frontières entre la sphère privée et la sphère publique, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de la première. L’élu ne doit plus avoir de droits en dehors des intérêts du groupe. Il n’a plus de temps personnel. Il n’a plus d’espace personnel. Il n’a plus de lien avec aucun territoire, avec aucune nation, avec aucune mémoire. Le radicalisé se considère déjà comme un apatride… Lui ôter sa nationalité revient à se poser en miroir de Daesh.
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Je me permets de faire une petite parenthèse pour remarquer que les radicaux présentent tel ou tel comportement de rupture comme une simple application de l’islam, au pied de la lettre. Cela leur permet de se placer sur le registre de leur droit à la liberté de conscience et de culte. L’interlocuteur est déstabilisé, ne voulant pas être discriminant ou stigmatisant. Il valide alors à son tour ce comportement de rupture comme s’il s’agissait d’une simple application de l’Islam.
C’est grâce à ce procédé que les radicaux ont redéfini l’islam, année après année. Ils ont redéfini les relations hommes/ femmes, les relations musulmans/non musulmans, les relations musulmans/ sociétés démocratiques…
Dans certaines entreprises, les managers ont laissé des conducteurs refuser de toucher un volant au motif qu’une collègue femme l’avait utilisé. Dans certains lycées, des jeunes ont fait croire que l’islam interdisait de faire des dessins. Des hommes ont fait croire que l’islam interdisait de tendre la main à une femme, etc.
– enfin, rupture avec les parents : le discours radical propose une communauté de substitution qui se réapproprie l’autorité parentale. Mis à part au sein des familles radicalisées, je ne connais pas de jeune radical qui obéit à ses parents. Même si son père a fait trois fois le pèlerinage à La Mecque, il est déclaré hypocrite (a trahi le vrai message de l’islam) ou égaré (n’a jamais compris le vrai message de l’islam). Ne parlons pas du père juif, chrétien ou athée. Parmi les 1 000 jeunes que notre centre a suivis entre avril 2014 et aujourd’hui, il n’y a pas de jeune radicalisé qui ne soit désaffilié. Tous ont le sentiment d’appartenir à un nouveau groupe sacré supérieur qui détient la vérité. Tous témoignent que ces « nouveaux frères et sœurs » sont plus importants à leurs yeux que leurs vrais frères et sœurs.
2/L’embrigadement idéologique
Il y a un lien direct entre l’embrigadement relationnel et l’embrigadement idéologique puisque la fusion au sein du groupe s’opère sur la conviction d’être élu par Dieu pour détenir la vérité.
Sans embrigadement relationnel, il n’y a pas de conviction d’être élu, et sans conviction d’être élu, il n’y a pas d’embrigadement relationnel.
Depuis deux ans, sur les terrains francophones, il existe une véritable individualisation de l’embrigadement idéologique.
Les rabatteurs adaptent le discours djihadiste aux aspirations cognitives et émotionnelles de chaque jeune. C’est pour cette raison que je parle de « mutation du discours djihadiste ».
Les rabatteurs proposent plusieurs mythes adaptés aux différents profils psychologiques des jeunes. C’est à partir de ce moment-là, de mon point de vue, que l’on assiste à l’engagement du jeune. Il change de système cognitif : sa manière de penser, de parler, d’agir…
Les raisons proposées pour s’engager dans Daesh sont donc multiples…
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Nous gagnerons parce que nous aimons la mort plus que vous aimez la vie
Arrive alors le dernier tournant de la radicalité. Il faut d’abord indiquer que, quelle que soit la raison de l’engagement, la fin est toujours la même : c’est une double déshumanisation qui attend le jeune.
En prémices à la double déshumanisation, Daesh commence par normaliser la cruauté. Les vidéos s’assoient ouvertement sur les tabous sociaux et les freins moraux qui interdisent le meurtre et la torture.
Arrive alors ce que l’on peut appeler la déshumanisation du terroriste lui-même : progressivement, le champ de la conviction recouvre la globalité du psychisme et des affects. C’est la fameuse phrase de Daesh : « Nous gagnerons parce que nous aimons la mort plus que vous aimez la vie. »
Certains jeunes « daeshisés » se nient eux-mêmes en tant qu’êtres vivants (et pas uniquement en tant qu’êtres pensants) comme au simple stade de l’embrigadement relationnel.
Ils se sont identifiés à leur croyance et en sa toute-puissance. Ils n’existent qu’à travers elle, quitte à se sacrifier pour l’imposer. Seule compte la croyance, l’être humain est nié.
À ce stade final, ils se situent sur un registre où ils ne sont pas capables d’avoir une vraie relation avec quelqu’un car ils imaginent que cela les rendrait trop dépendants et les éloignerait de Dieu. Ils perçoivent le lien humain comme une preuve de faiblesse ou de fragilité. Ils préfèrent investir dans une relation de toute-puissance, de contrôle, une relation d’emprise sur les autres.
Intervient alors la déshumanisation des victimes : les terroristes de Daesh ne se contentent pas d’exterminer tous ceux qui ne pensent pas comme eux. Ils déshumanisent leurs victimes afin de les considérer comme des choses. Cela signifie qu’ils enlèvent l’aspect humain aux corps qu’ils ont tués. C’est pour cela qu’ils les coupent en morceaux, à l’image des nazis avec les juifs. L’« Autre » (le chiite, le musulman égaré, le chrétien, le juif, le mécréant…) n’est plus notre semblable et tout est permis.
En conclusion, Daesh n’est pas une secte, c’est un mouvement totalitaire avec un projet qui fait miroiter une régénération du monde à coup d’extermination externe et de purification interne. Il faut bien comprendre que l’impact psychologique de Daesh est aussi fort que son impact militaire : les terroristes ne font pas qu’une simple guerre mais recherchent avant tout à créer une désorganisation émotionnelle au niveau individuel et à ébranler les repères de civilisation au niveau collectif. On ne combattra pas Daesh uniquement avec des bombes. On ne peut pas « sortir » les jeunes du l’idéologie de Daesh si l’on ne part pas de leur motif de « djihadisation » et des procédés utilisés par les rabatteurs français.
Pour lire la totalité de l’article, Reflets n° 19 pages 55 à 58
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