L’art est un langage
Rencontre avec frère Jean
Frère Jean est moine au Skite Sainte-Foy (village monastique orthodoxe) dans les Cévennes. Il a fondé ce lieu pour permettre à des artistes et à des artisans de venir faire des retraites. Il est aussi photographe. www.photo-frerejean.com
Ni cerveau ni intellect, l’art s’adresse au cœur. Il rend visible l’invisible qui anime l’œuvre de l’intérieur et irradie dans le regard de celui qui la contemple ! Il révèle la présence du Tout-Autre. L’art serait ainsi un langage universel, celui de la Création.
À quoi sert l’art ?
L’art sert à témoigner de la beauté, à rendre visible l’invisible, à révéler ce regard derrière les yeux, à surprendre un rayon de soleil comme un moment de pure plénitude, à faire entendre le chant des anges, la rotation d’une rose amoureuse du soleil, à affirmer que chaque instant, chaque visage, chaque fleur, chaque feuille… est unique depuis le début des temps jusqu’à la fin des temps. Le mystère de l’art ne se situe pas dans la forme mais dans le souffle qui jaillit de ses profondeurs.
S’interroger sur « à quoi sert l’art ? », c’est se demander si l’art apporte quelque chose d’utile à la société, s’il vient combler ses désirs, ses ambitions ? L’art est bien éloigné du vrai, et c’est apparemment pour cette raison qu’il peut façonner toutes choses : pour chacune en effet, il n’atteint qu’une petite partie de la réalité, et cette partie n’est elle-même qu’une belle apparence, un simulacre. Imiter est une tendance naturelle aux hommes. Ils apprennent à travers l’imitation, ils prennent plaisir aux représentations. L’art est naturel, il nous apporte par ce qu’il représente, une connaissance du monde. Il purifie le quotidien obstrué par la raison et la rentabilité. L’art est le moyen de revenir à la réalité innocente, à l’idée première, nue, sans toutes les affres de la nécessité, à revenir à une réalité plus haute.
L’Harmonie sauvera le monde
Il n’y a pas d’art sans artiste. L’artiste est celui qui se laisse transpercer par le Feu, qui écoute la nature résonner en lui. Fécondé par le vent, il révèle sa puissance, inondé par la caresse des couleurs, il les offre au monde dans un bouquet éclatant. Ouvert, transparent, l’artiste contemple l’âme des choses lui révéler leur secret. Il régénère des Vérités éternelles, sème des germes vivants pour les générations futures. L’intuition, la spontanéité, l’authenticité, le désir de se surpasser, de se donner sont des qualités qui accompagnent l’artiste qui pacifie le monde, en lui révélant des images de beauté. L’Harmonie sauvera le monde.
L’artiste exprime par le biais de l’art, des émotions, des pensées, des rêves : bien qu’étant une réalité matérielle, l’œuvre transcende la simple réalité sensible ; il ne s’agit pas de la répétition d’un quotidien mais de la maîtrise du geste qui le rend unique. L’art est pour l’homme un moyen pour mieux percevoir et représenter son monde.
L’art est aussi un régulateur des peurs et des désirs d’une société ; il canalise des normes et des valeurs qu’elle s’est imposée. L’art tend à sublimer le « bon », le « bien » par de multiples allégories, en faisant passer l’œuvre vers une représentation positive. L’art donne à son auteur la conscience qu’il participe et parachève la Création, qu’il devient en quelque sorte cocréateur.
L’art mondain, loin d’être inutile, est un moyen et un but pour l’homme, lui permettant de se développer et d’échapper au réel. Une certaine forme d’art embellit notre perception du monde. Personnellement, je suis engagé dans une approche d’art sacré.
Quel est le rôle de l’art sacré ?
Le sacré peut s’exprimer par une multitude de facettes, dont l’art. L’art sacré n’est pas l’art pour l’art qui porte l’empreinte de son auteur. L’art sacré n’est pas l’art religieux qui est un acte de foi lié à une croyance. L’art sacré n’est pas l’art symbolique qui nécessite l’initiation à une connaissance secrète. L’art sacré n’est ni académique, ni classique, ni abstrait, ni naturaliste.
Il est une théophanie, une révélation ! Sa manifestation n’est pas liée à l’œuvre mais à la présence. Cette présence n’est pas celle de l’artiste mais celle du Tout-Autre. L’œuvre porte dans son sein l’empreinte de l’esprit qui l’anime.
L’art sacré n’est pas lié à la matière utilisée (l’or ou la pierre précieuse). Il se manifeste dans la majesté du simple, il rend visible l’invisible qui anime l’œuvre de l’intérieur, dans une transcendance immanente !
Avant d’aller plus loin, prenons un exemple : pourquoi n’y a-t-il qu’un seul Gérard Philipe ? Il ne suffit pas de déclamer le texte de Corneille dans le costume de Rodrigue, de suivre la mise en scène de Jean Vilar dans les décors du palais des Papes en Avignon pour devenir le Cid. Le texte comporte des mots dont chacun est une enveloppe ouverte, offerte. L’acteur dépose à l’intérieur du mot un souffle qui le dynamise. Le souffle contient subtilement tout ce qui est la substance même de l’artiste : l’émotion, la puissance, la sensualité, le rythme, l’intensité… mais aussi l’espace, la lumière, l’époque, le public… Une même scène ne peut pas se répéter d’une façon identique chaque soir, ou dans des lieux différents. Le secret de l’acteur n’est pas dans le visible mais dans la puissance de son souffle qui dynamise la lettre, rendant le texte vivant. Nous touchons le sublime mais pas encore le sacré. Il faut qu’il s’accomplisse une conversion, une métanoïa, pour réaliser le passage du profane au sacré. Si l’artiste se contente de rendre vivant le texte, il manifeste son talent, il révèle des prouesses techniques, il affirme sa personnalité avec brio. Mais pour s’ouvrir au sacré, il faut franchir une étape décisive, celle de l’humilité, celle de la conversion du cœur. Dans le sacré, l’acteur s’efface devant le personnage. Il devient en quelque sorte transparent à l’être qui l’anime. Il incarne la présence subtile du personnage, le rendant palpable, réel.
L’art sacré n’imite pas la réalité, il respire avec elle
L’art n’est pas une langue comme le sont le français, le russe ou le grec… qui sont incompréhensibles pour celui qui ne les parle pas. L’art n’est pas une langue mais un langage ! L’art déjoue l’intellect pour toucher le plus sensible du cœur. Un chantre qui interprète un psaume en slavon, en byzantin ou en grégorien vous touche par la profondeur priante de sa voix. Même si vous ne saisissez pas le sens des mots, vous ressentez à travers la simplicité de la mélodie un sentiment de paix, d’amour. L’art sacré a besoin d’un corps pour devenir perceptible. Il ne jaillit pas de la gorge pour le chantre, pas de la main pour l’iconographe, pas de la tête pour l’hymnographe, mais d’un au-delà, du plus profond de son cœur ! L’œuvre n’est pas une fin qui clôt le processus d’un cheminement intérieur. L’œuvre est une ouverture perpétuelle à la transcendance, à l’émerveillement, au Tout-Autre.
En chaque étincelle de lumière, devant chaque parcelle de la nature, le sacré nous amène à l’émerveillement. Par là il coopère à l’acte créateur, il accomplit, il nomme, il incarne, il manifeste la beauté dans l’écoute vigilante de la grâce. Il ne sait pas, il n’affirme pas, il participe, il réinvente l’instant. Il parachève la création dans un mouvement de dévotion et de louange en relation intime avec Dieu. L’apparition du sacré surprend par sa brièveté, sa vitalité comme un éclair qui zèbre l’œuvre de lumière, lui laissant une empreinte d’éternité !
L’art sacré n’imite pas la réalité, il respire avec elle. L’art sacré se fonde moins sur le respect rigide de pratiques extérieures que sur une docilité à l’esprit.
L’art sacré n’est pas la description du spectacle du monde, il est une création au sens absolu du mot. L’œuvre n’est pas moins concrète et réelle que le monde, elle obéit aux mêmes lois que celles qui régissent l’univers. Elle est engendrée par la même force d’amour. L’art sacré suit dans un temps réduit le même processus que l’acte créateur. Seul celui qui a purifié le regard de son cœur peut réaliser une œuvre sacrée et contribuer par grâce à l’action divine. Il agit « trinitairement », c’est à dire par, avec, en l’invariable milieu des choses. L’art sacré est contagieux.
De quoi parle l’art sacré ?
De qui ? De Dieu ! Le sacré parle uniquement de Dieu, pas de l’auteur !
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Pour lire l’article en entier, Reflets n° 20 pages28 à 33