Sophie Eustache écrit dans la presse professionnelle (Industrie & Technologies), syndicale (La Nouvelle Vie ouvrière) et généraliste (Le Monde diplomatique). Elle est journaliste diplômée de l’Institut européen de journalisme, promotion « Yannick Bolloré ». Elle coanime, sur Fréquence Paris Plurielle, l’émission La suite au prochain numéro. En outre, elle a écrit un ouvrage pour les jeunes, Comment s’informer ?, éd. du Ricochet.
Les médias délivrent des informations selon une ligne éditoriale plus ou moins explicite ; l’information est-elle nécessairement partisane ?
Pour moi oui, une ligne éditoriale est forcément politique, surtout si on parle d’actualité générale. La presse généraliste parle d’économie, de projets de société. La vision est partisane mais pas partitaire, même s’ils ont tous une ligne politique. L’honnêteté intellectuelle voudrait que ce soit clairement dit, pour savoir d’où parlent les journalistes. À Médiapart, chaque journaliste publie une fiche de transparence où il parle de ses convictions politiques. Cela me paraît intéressant et mérite d’être discuté. Ce n’est pas le cas de beaucoup de journaux, comme Le Monde ou Libération, par exemple.
Cette ligne éditoriale n’est-elle pas soumise aussi aux diktats économiques ?
En fait, la concurrence économique entraîne une homogénéisation des grands journaux : ils se copient pour être sûrs de ne pas passer à côté d’une information. Par ailleurs, dans les années 2000, Le Monde est passé de la sociale démocratie au social libéralisme avec des cahiers thématiques : « Argent », « Entreprise », pour attirer aussi bien un lectorat qu’un capital économique, des investisseurs, des entrepreneurs. Le rachat du Monde par de grands actionnaires a été facilité par un positionnement de plus en plus favorable aux patrons, au libéralisme, à la flexibilité du marché du travail.
Dans votre livre, Bâtonner, vous semblez développer l’idée que les groupes de presse qui, petit à petit, ont racheté presque tous les titres, influent sur le contenu éditorial.
C’est certain. Il y a la pression économique conjoncturelle due aux crises avec Internet où, à part le Monde Diplomatique et le Canard Enchaîné, tous les journaux se sont mis à faire de l’info en continu. D’où une baisse de qualité et une homogénéisation. Les travaux de l’économiste Julia Cagé indiquent que 64 % de l’information sur Internet par les grands médias généralistes, c’est du copié-collé, prouvé par les algorithmes. Le rachat par les actionnaires devient une menace de censure directe. La plupart du temps, c’est implicite, il y a de l’autocensure chez les journalistes. Ils reprendront avec des pincettes ce qui passe par l’AFP, en essayant d’être factuels. Il peut aussi arriver qu’on censure pour ne pas perdre des revenus publicitaires. Ainsi Géo Mag n’a pas parlé de la collaboration de LVMH avec le nazisme, parce que c’est leur premier publicitaire. Tous ces enjeux économiques se croisent et sont néfastes pour les conditions de travail et la qualité de l’information.
Liez-vous la qualité de l’info aux conditions de travail ?
La plupart des journalistes font ce qu’ils peuvent ; ce n’est pas un problème de morale. Les conditions matérielles de travail offrent très peu de marges de manœuvre. Le Monde sort quelques affaires de temps en temps : les Panama Papers, Alexandre Benalla, quand elles ne menacent pas les intérêts de Xavier Niel. Ils s’attaquent à la morale des élites qui commettent des actes illégaux ; un article est donc possible, quand il ne s’attaque pas aux fondements du libéralisme. Sortir de telles affaires – qui font vendre – quand on travaille au Monde, rend supportable le métier en interne. Cela reste à l’intérieur d’un cadre. Le problème, c’est que ce cadre répond à des intérêts industriels privés. Ces intérêts politiques sont discutés collectivement. Le rapport de force n’est pas équilibré.
Qu’entendez-vous par intérêts privés ?
Dans les télécoms, les industriels dépendent des régulations de l’État français. Les conflits d’intérêts sont très forts. En Allemagne, d’énormes groupes de presse sont possédés par des gens très riches, mais ils n’ont pas d’autres activités économiques dans d’autres secteurs industriels qui dépendraient des commandes de l’État. En France, Bouygues, SFR ou Free dépendent des régulations étatiques. Free – Xavier Niel (Le Monde) – utilise l’infrastructure réseau d’Orange détenue par l’État. D’où l’intérêt de disposer de ce mastodonte de l’information au crédit important pour négocier avec les politiques. À Canal avec Vincent Bolloré, c’est toujours explicite : il censure, supprime des émissions sans hésiter. Cela a le mérite d’être clair. Les autres le font de manière plus subtile.
Bâtonner : action de copier-coller une dépêche fournie par une agence de presse en la remaniant à la marge.
Par cet ouvrage, Sophie Eustache montre que l’information est une marchandise comme les autres. Elle sert à vendre les journaux qui cherchent à vendre le plus d’espaces publicitaires possibles afin de rémunérer les actionnaires. L’information – et avec elle, les journalistes – est sujette à toutes les manipulations afin d’accroître sa productivité. Ceci dans une concurrence effrénée avec le numérique captant de plus en plus la publicité… et le pouvoir.
Pour lire l’article en entier, REFLETS n° 35 pages 40 à 43