Benoît Standaert, moine-ermite de l’abbaye bénédictine de Saint-André à Bruges, bibliste et théologien, actuellement au monastère Mount St Benedict, à Tunapuna, Trinité et Tobago (un État des Caraïbes), nous partage son accès à l’invisible qui échappe à nos sens.
Au-delà des yeux et au-delà du cœur ?
« L’essentiel est invisible pour les yeux ». Qui dit cela ? Le Renard, incarnation de la sagesse, à l’adresse du Petit Prince, chez Saint-Exupéry. Les mots : « On ne voit bien qu’avec le cœur » font partie de la citation. Le cœur verrait donc l’invisible ?
Saint Paul se réfère à un moment donné à ce qu’aucun œil n’a jamais vu, ni l’oreille jamais entendu, et même ce qui n’est jamais monté dans le cœur de l’humain, mais que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment (1 Co 2,9). Paul cite ici Isaïe (64,3), plus ou moins fidèlement. L’idée est intéressante : l’invisible reste inimaginable, même pour le cœur, mais il est promis et existe déjà auprès de Dieu, c’est « déjà préparé ».
Remercier pour ce qui doit encore venir
Chez Jean Cassien (Ve siècle), on trouve un maître qui enseigne qu’il ne faut pas seulement remercier Dieu pour les bonnes choses reçues par le passé ou même dans le présent le plus actuel. Il faut savoir « rendre grâces aussi pour ce que nous n’avons pas encore vu ni entendu, ni même imaginé dans notre cœur, mais que Dieu a déjà préparé pour ceux qui l’aiment ». L’abbé du désert invite à cette action de grâces qui pour nous s’étend au futur, alors que ce dernier est présent et actuel pour Dieu, d’un présent éternel, sans avant ni après. La belle chose, c’est que tout en reconnaissant qu’on ne sait pas ce que peut bien être ce bonheur futur, nous en devenons tout joyeux, oui, ardents : « le cœur brûle », « la prière devient du feu » (oratio ignea) ! Si certains se demandent comment « voir » ce qui est déclaré « invisible », eh bien ! il suffit de rendre grâce à Dieu pour le futur qui en Lui, Dieu, est déjà actuel, « déjà préparé ».
Quand on interroge Jésus sur l’existence en gloire et que certains espèrent même se trouver à ses côtés, « l’un à la droite, l’autre à la gauche dans ta gloire », – ce sont deux frères qui demandent cela avec grande ardeur ! – qu’est-ce qu’il leur répond ? « Ce n’est pas à moi de vous l’accorder ! C’est pour ceux pour qui Dieu a déjà préparé ces choses ! » Jésus lui-même à la fois ignore ce futur, mais sait que du point de vue de Dieu tout est déjà préparé !
En écoutant ces textes et en les prenant à cœur, il nous faut apprendre à vivre avec un non savoir qui rend le contenu des promesses de fait invisible, mais sachons bien que cet invisible auprès de Dieu est accompli, dès maintenant, en une perfection incommensurable. Parce que Dieu est Dieu.
« Dieu invisible » (1 Tm 1,17)
Tout ce qui est invisible, certes, n’est pas nécessairement essentiel. Ce qui est certain, c’est que l’invisible qui renvoie au mystère de Dieu demande une culture du silence et de la plus profonde écoute pour rejoindre un parler autre.
Veiller la nuit quand tout autour de nous semble « dormir », c’est développer une forme d’attention qui permet à l’Autre de se dire, comme « par la voix d’un fin silence ». Comme pour la prière, la quête de l’Invisible est un chemin où il faut peut-être bien plus désapprendre des choses que d’en apprendre de nouvelles : il faut revenir à l’enfant qui, ne sachant rien, accueille tout. Il faut remonter à ce qui est antérieur à toutes les distinctions et oppositions, pour retrouver le rien d’où tout a pris forme. Il y a un premier Dire qui communique lumière et bénédiction, comme une Source intarissable. Heureux qui a appris à se disposer pauvrement, en parfaite transparence à l’égard de Celui qui « a parlé par les prophètes », comme dit notre Credo.
L’invisible a une Face dont saint Bernard osait dire : Facies informata formans (« Face sans forme qui transfigure celui qui la regarde » !) L’invisible, c’est le sans forme ! Dans le remarquable classique chinois, le Tao Te King, on rappelle que la grande Forme est sans forme, le grand Carré n’a pas d’angles. La Source – le Tao – ne prend appui sur rien et ne puise nulle part si ce n’est en soi. Tout le reste se mire à l’autre : « L’homme à la terre, la terre au Ciel et le Ciel au Tao », mais le Tao n’a pas de miroir et n’a que soi comme source de la source.
Ne faites pas de Dieu un objet. Il n’est que Sujet
Revenons à ce qui est au cœur de toute cette recherche : l’invisible spirituel est Dieu. Oui, Dieu est invisible, échappe à toute représentation, image, métaphore. La grande chose revient à quelque chose de fort simple : qui dit chercher « Dieu » peut dès le départ être engagé sur une route piégée. Car la belle tentation est de faire de Dieu la cible, comme un objet à atteindre. Mais Dieu n’est jamais un objet, voila la chose grave à désapprendre ! Dieu est Sujet, plus sujet que ma propre subjectivité.
Dès que nous rejoignons en nous avec grande pureté « la conscience de soi », nous ne sommes pas « en dehors de » Dieu, car il est à l’absolu la Conscience de soi, il est Intériorité souveraine qui habite donc celle que je réalise à l’instant.
L’épître aux Hébreux a une manière originale de parler de Moïse : « comme s’il voyait l’invisible » (He 11,27). Bel oxymore : il voit ce qui échappe à toute vue. Il réalise la relation, et l’on peut s’assurer que cela ne réussit que là où il y a inversion. Ferme les yeux et tu verras.
L’ardente chercheuse qu’était la philosophe d’origine juive, Simone Weil, parle non pas de « chercher Dieu » comme un objet, mais de « l’attendre) (Attente de Dieu, titre d’un de ses recueils), comme un Sujet – « s’il veut, quand il veut, selon le mode qu’il voudra ».
Une dernière question : « Comment vis-tu avec l’invisible ? »
Est-ce une bonne question ? Je vis tout le temps avec l’invisible : je pose mon regard sur une icône, je prends un chapelet entre les doigts, je récite quelques versets de psaumes, je célèbre et étends la main en demandant que Dieu fasse descendre l’Esprit saint sur ces dons… L’invisible passe, jusque dans les silences et les moments de parfaite immobilité. Le piège, c’est de s’imaginer des choses à « voir » ou à « expérimenter », et de se mettre à les décrire pour soi comme pour d’autres. On se crée des idées-idoles, petites ou grandes. Il ne faut rien s’imaginer du tout, sans cesse. Cela peut être un rude combat pour certains, tant ils sont friands de « ressentir » des choses. Le nom de Jésus, invoqué sans mot, m’ouvre à un espace spirituel dans lequel je respire avec bonheur. Me rappeler saint Benoît, sa Règle, certaines de ses maximes du chapitre 4, me fait du bien. La collection en contient 72 ! Une peut suffire pour aujourd’hui : « Ne jamais désespérer de la miséricorde de Dieu ». Et alors ? J’accueille ce dire et il m’affecte, me redonne espoir, je respire autrement… Le climat que le nom même de saint Benoît crée est « invisible » mais « réel ». L’invisible est à fleur de peau, partout sauf ailleurs.
En conclusion
Une culture du silence et de l’intériorité, notamment en prenant du temps dans la nuit pour veiller – comme la Bien-Aimée du Cantique – offre une voie d’accès simple et sereine pour le mystère de Dieu. Parfois il peut être bon d’être entraîné à cette fin par un compagnon – ce que les moines de tradition celtique appelaient a soulfriend, « une âme amie ».
Qu’on se rappelle cette seule observation de saint Paul : « Qui sommes-nous ? Rien du tout ! Certes j’ai planté, certes Apollos a arrosé, mais c’est Dieu qui donne la croissance ». Voilà le verbe secret que Dieu, invisible, pratique à travers tout ! Oui, il fait croître, parachève, conduit à la gloire, sanctifie, bénit, réconcilie, achève dans la paix. Dieu Acte pur, perçu dans le cœur pur.
Que ces quelques digressions, avant tout bibliques et un peu aussi spirituelles et philosophiques, vous permettent à tous de vous acheminer vers la Lumière première, perçue dans le silence ! Veillons humblement, et nous rejoindrons ce que l’œil n’a jamais vu. Qui regarde vers Lui resplendira, sur son visage plus d’amertume (Ps 34,6).
Paix et grande communion.
Article inédit annoncé dans Reflets n°54 page 65