Rencontre avec Armelle Dutruc
En tant que chargée d’études documentaires aux Archives départementales des Deux-Sèvres, Armelle Dutruc a réalisé le classement des 31 mètres d’archives de la philosophe et médiéviste Marie-Magdeleine Davy (1903-1998). Nous interviewons une femme passionnée par l’œuvre de cette philosophe, et qui respire la joie de transmettre ce qu’elle a reçu d’elle. Son ouvrage, bien référencé, nous plonge dans l’esprit d’une femme de lettres engagée dans la vie intellectuelle et spirituelle du XXe siècle, qui eut à cœur de concilier philosophie et spiritualité.
Qu’est-ce qui vous a amené à écrire cet ouvrage ?
Un producteur d’émissions sur France Culture
est venu aux Archives départementales pour consulter les archives de Marie-Magdeleine Davy qui n’étaient pas encore classées. Ce producteur ayant attiré notre attention sur l’importance de ces archives parmi tant d’autres – je ne connaissais pas Marie-Magdeleine Davy –, ma direction, en accord avec le Conseil départemental, a décidé le classement de ce fond. Je m’y suis donc attelée. D’emblée, je me suis sentie en communion avec cette pensée philosophique et spirituelle qui m’a permis de mettre des mots sur ce que je ressentais confusément. Ceci m’a donc fait avancer dans mon propre questionnement intérieur, qui est d’être taraudé par la recherche du sens de la Vie. En parallèle de mon travail de classement, je me suis procuré bon nombre d’ouvrages de Marie-Magdeleine Davy afin d’avoir une vue d’ensemble. Pour citer deux de ses ouvrages les plus connus, son essai La Connaissance de soi développe l’axe philosophique de sa pensée, tandis que son essai L’homme intérieur et ses métamorphoses développe l’axe spirituel.
Marie-Magdeleine Davy
s’est d’abord intéressée aux moines et théologiens mystiques du XIIe siècle, tels Bernard de Clairvaux et Guillaume de Saint-Thierry – ses « compagnons de route », d’autant qu’au XIIe siècle, philosophie et spiritualité se rejoignaient intimement. Elle s’est aussi intéressée à la spiritualité cartusienne, avec notamment Guigues II de Chartreux dont elle a traduit et commenté les Méditations. Puis elle a découvert les mystiques rhénans des XXIe et XIVe siècles, en particulier Maître Eckhart pour qui l’expérience spirituelle emprunte le chemin de l’intériorité et du détachement de soi. Plus tard, elle se rapprochera aussi de la mystique orientale chrétienne, c’est-à-dire de l’orthodoxie. En quête de l’Absolu dès son enfance, Marie-Magdeleine Davy demeurera toujours ouverte aux diverses traditions d’Orient et d’Occident, sans pour autant s’écarter de sa propre voie. C’est ce qui me rend proche d’elle.
L’œuvre de Marie-Magdeleine Davy
m’aura permis permis d’avancer dans ma propre recherche de l’Absolu, même si, dans le domaine spirituel, rien n’est jamais acquis mais voué à des approfondissements successifs. Tout en étant enracinée dans l’existence humaine, la recherche intérieure nous conduit, au fil des événements de notre vie, vers l’invisible, l’infini, l’au-delà. Un peu à la manière de Marie-Magdeleine Davy, je me sens à la frontière de deux voies : le visible et l’invisible. Je suis très attachée à cette pensée de Marie-Magdeleine Davy qui considère que « si l’homme biologique est lié au temps, l’homme intérieur appartient à l’éternité. L’éternité ne se présente pas comme une négation du temps, un avant et un après le temps. C’est à travers le visible que j’accède à l’invisible, à travers le fini que je débouche sur l’infini, et c’est à travers le temps que ma démarche s’ouvre sur l’éternité[1] ». Nous allons sans cesse du monde visible au monde invisible – c’est-à-dire de l’extériorité à l’intériorité –, et vice-versa. Ces deux mondes, loin de s’opposer, s’imbriquent et se complètent. Cela ne change rien aux événements de notre vie, mais nous portons alors sur eux un regard plus intériorisé qui nous permet de discerner l’absolu du relatif, le réel de l’illusoire. Tout être possède en lui-même une dimension à la fois humaine et spirituelle, surnaturelle pourrait-on dire. Écrire me permet de partager avec d’autres ce que je perçois et vis intérieurement. Dans mon désir de partage, j’obéis à une sorte de « nécessité intérieure ».
L’écriture de l’ouvrage vous a-t-elle enseigné sur l’invisible ?
Je ne dirai pas que ce travail d’écriture
m’a donné directement des réponses ou des enseignements. Il m’a plutôt amenée à modifier mon propre « positionnement » en prenant appui sur celui de l’« homme intérieur » que l’auteur définit comme étant « la posture d’un homme universel engagé dans un questionnement existentiel ». J’en retire une certaine paix et une certaine joie intérieures, signes de l’Invisible déjà présent au fond de tout être. Cette paix et cette joie ne sont pas à envisager au sens habituel des termes ; elles ne suppriment nullement les épreuves de la vie. Après un temps de recul nécessaire, les épreuves peuvent être appréhendées différemment : elles n’écrasent pas, ou tout au moins pas en permanence, malgré les inévitables retours vers ce qui a pu être dépassé durant quelques instants. C’est pourquoi la connaissance est importante, mais il arrive un moment où l’expérience prend toute son ampleur, devient irremplaçable. C’est en soi-même que naît et se développe la recherche authentique. La vie intérieure anime et inspire le cœur de l’être. Elle est le fondement même de la connaissance., J’envisage désormais la vie dans une perspective plus vaste, une ouverture vers le monde invisible. Dans le prolongement de cette perspective, j’ajouterai, à la suite de Marie-Magdeleine Davy, que le but de l’existence réside dans un constant passage du temps à l’éternité. L’éternité n’est pas seulement demain, mais également aujourd’hui. « Si je ne suis pas dans l’éternité, écrit Marie-Magdeleine Davy, pourquoi m’y trouverais-je introduite demain[2] ? »
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Il me semble aussi que, au cours de notre recherche intérieure,
nous pouvons tous entrevoir un jour ou l’autre, dans notre « dimension de profondeur » selon l’expression de Marie-Magdeleine Davy , des « points de lumière » ou encore des « points d’éternité » qui nous aident à avancer malgré des temps d’obscurité inévitables. Ces repères lumineux nous invitent à poursuivre notre marche vers la Lumière invisible, éternelle. Notre parcours intérieur est ponctué d’étapes qui marquent des avancées ou des reculs. Souvent, nous nous heurtons à l’obscurité. Mais comme elle l’écrit « l’homme n’est jamais abandonné », jusqu’à ce qu’il expérimente en lui-même la « grande mort » qui s’apparente à une « re-naissance » spirituelle se produisant au cours de la vie terrestre, par opposition à la « petite mort » intervenant après le décès. Cette renaissance spirituelle conduit simplement à la découverte, ou plutôt à une redécouverte de l’Amour. Même si cette découverte n’est jamais définitive, et donc toujours à reprendre, à approfondir. « La véritable résurrection, ainsi que l’écrit en 1956 le moine bénédictin Henri Le Saux à sa sœur bénédictine Marie-Thérèse, c’est le jaillissement au plus profond du cœur de la Divine Lumière. » Il convient toutefois de préciser que, tant que dure notre pèlerinage terrestre, nous ne pouvons entrevoir l’Invisible, l’Éternel, que « par miroir et en énigme », selon l’expression de saint Paul, c’est-à-dire de façon voilée, dans l’attente du jour où il nous sera donné de Le voir face à face. Chacun nommera l’Invisible comme il le souhaite : l’Au-Delà, l’Infini, le Tout-Autre, la Présence, la Lumière divine, Dieu, ou encore la Déité dont on ne peut rien dire parce qu’elle se situe au-delà de tous noms et formes.
L’expérience de Marie-Magdeleine Davy
s’est ouverte à toutes les traditions culturelles et religieuses. Sans l’avoir connue, j’ai l’impression qu’elle m’a transmis un peu cela, comme si j’avais été « préparée » auparavant. C’est pourquoi, grâce à elle, j’ai trouvé en moi-même quelques éléments de réponse à mon propre questionnement intérieur, ou tout au moins un point d’appui, au-delà des réalités du monde visible qui conservent toute leur valeur. Ma découverte essentielle est celle-ci : « Le fond de tout, c’est l’Amour ». L’Amour avec un grand A qui englobe toutes les formes d’amour. La quête de l’Amour – visible et invisible – nous guide et donne un sens profond à notre vie. Par cette découverte, j’éprouve une nouvelle densité de vie, au-delà de mes doutes ou de mes incertitudes. Comme l’écrit Carl Gustav Jung dans Ma Vie, « la vie est à la fois sens et non-sens […] mais j’ai l’espoir anxieux que le sens l’emportera et gagnera la bataille ». Je dirai que rien n’est définitif, que le fond de notre être est toujours en mouvement mais que l’Amour incarne le sens profond de la Vie et que je n’ai pas trouvé de sens meilleur à cette vie, même si au fur et à mesure que j’avance, le but s’éloigne, la perfection de l’Amour n’étant jamais atteinte. C’est pourquoi j’évoque, dans mon ouvrage, la découverte de la Beauté et de l’Amour à la suite de ce qu’en a écrit Marie-Magdeleine Davy. Que l’on soit d’Orient ou d’Occident, la quête de l’Amour est ce point d’appui à partir duquel les hommes peuvent se rassembler, se comprendre et s’aimer en vérité. Les livres sont des amis fidèles et indispensables, mais seule l’expérience personnelle de l’Amour est irremplaçable. Il m’a fallu des années de recherche pour arriver à cette seule « réalité » de l’Invisible : l’Amour sous ses différentes formes – des personnes, de la nature, de l’univers, du cosmos… En publiant cet ouvrage, c’est un peu comme si je jetais une bouteille à la mer. « Je jette une passerelle » écrivait avant moi Marie-Magdeleine Davy. J’invite à la traverser. Celle-ci ne conduit pas vers moi. Elle rapproche uniquement du mystère de la Présence invisible que chacun porte en soi. Si j’osais lui donner un nom, je l’appellerais le “Pont de la Tendresse”[3]. »
Dernier livre de Armelle Dutruc
Du visible à l’invisible
éd. Hozhoni
[1] M.-M. Davy, La Connaissance de soi, Paris, PUF (Quadrige), 2008, p. 61.
[2] M.-M. Davy, « La voie du pèlerin », L’Âge nouveau, n° 66, oct. 1951, p. 47.
[3] M.-M. Davy, Traversée en solitaire, Paris, Albin Michel (Espaces libres), 2004, p. 266.
Article inédit annoncé dans Reflets n°54 page 71