Jean-Luc Martin-Lagardette a été reporter à la Voix du Nord, rédacteur en chef de Décision Environnementale, formateur en journalisme. Aujourd’hui, journaliste indépendant, il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’épistémologie et la déontologie journalistiques, l’environnement et les droits de l’âme. Jean-Luc Martin-Lagardette se définit comme « défenseur de la diversité intellectuelle et du caractère unique de chacun dont la prise en compte conditionne un vivre ensemble durable ».
Pour ne plus vivre l’horreur d’autres assassinats barbares dus à des caricatures attaquant le « sacré », une réflexion en profondeur par-delà le seul droit, plus sage, plus fraternelle, s’impose.
Certes, c’est grâce à l’irrévérence, aux caricatures, à l’affranchissement des interdits que notre pays s’est libéré du joug des dogmes imposés. La moquerie et la dérision, notamment des dessins de presse, ont aidé à saper l’emprise de la religion sur les esprits et la tyrannie des despotes sur les corps.
Après des décennies de luttes et au travers de drames successifs, la liberté d’expression est parvenue à nous libérer de ces oppressions. Elle a été consacrée dans nos lois. C’est un trésor inestimable qui continue à dispenser ses bienfaits, près de 140 ans après la loi sur la liberté de la presse.
Sur notre sol, non seulement la religion catholique, mais toutes les religions peuvent être – et sont – la cible de caricatures désobligeantes. C’est une excellente chose que cela soit possible, même si cela peut parfois s’apparenter à un blasphème. D’ailleurs, les représentants de ces religions, y compris musulmans (pour la plupart d’entre eux du moins), s’y sont faits, à contrecœur souvent, mais ils ont fini par accepter ce salubre exercice démocratique.
Mais cette histoire concerne l’histoire de la France. C’était et cela reste un mécanisme endogène. Nous ne sommes pas une planète isolée. Nous sommes en relation constante avec le monde, et immédiatement et partout aujourd’hui avec Internet.
Pas la même histoire
Dans le cas spécifique actuel, comment penser que le fruit de notre histoire puisse être compris d’emblée par nos voisins proches ou lointains qui ont connu un tout autre écosystème de pensées, de traditions, sous-tendu par une histoire des idées et des évènements aux antipodes des nôtres ?
D’accord, nous nous comportons chez nous comme nous le voulons. Mais, quand les images humiliant les croyances sont le plus blessantes possible, nous touchons à ce que beaucoup ont de plus sacré chez eux, eux qui n’ont pas du tout la même histoire. Comment imaginer qu’ils puissent subir sans broncher ce qu’ils vivent comme une atteinte à leur dignité, voire à leur Dieu ? Ne réagissons-nous pas tous vivement quand on nous attaque sur ce qui nous est cher ? Que ressentirions-nous, nous Français, par exemple (et c’est un faible exemple), si un chef d’État étranger soutenait une caricature montrant une Liberté/Marianne se bouchant les yeux et pleurant, en voyant le président et nos compatriotes adorer les caricatures aux effets mortifères et se dire : « C’est dur d’être aimée par des cons » ?
Certes, nous n’irions pas pour autant assassiner l’auteur de la caricature. Là est toute la différence.
Si encore les blessures infligées par ces dessins aidaient à la transformation des mentalités ou à la qualité des relations entre les peuples, on pourrait y souscrire sans réserve.
Autre aspect de la question, qui a son importance : la valeur « liberté d’expression » doit-elle être défendue inconditionnellement, même au prix du sang des autres ? Sincèrement, quel caricaturiste pâtirait de retenir un dessin très avilissant qui aurait pour conséquence quasi certaine d’envoyer certains de nous à la mort ? Et de faire preuve d’imagination pour en produire un autre, plus malin ? Ce ne serait plus Charlie, sans doute. C’est son droit de se comporter comme il se comporte. Mais Charlie n’est pas la France à lui tout seul.
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Une conception partisane et doctrinaire
Le président de la République, qui lui représente notre pays, est parfaitement dans son rôle en défendant le principe de la liberté d’expression. Mais il a une responsabilité supplémentaire à celle de Charlie et de la presse en général. Il est la voix de la France dans le monde et se doit, dès lors, de représenter des valeurs universelles.
Or, si certains considèrent que le sens du sacré n’est pas une raison valable pour limiter leurs expressions, nombreux sont ceux qui pensent le contraire, y compris en France (Jacques Chirac, par exemple) :
et dans le monde occidental (Justin Trudeau, au Québec),
et pas dans une seule religion.
Le problème posé par les caricatures et leur réception dans de nombreux pays à connotation musulmane n’est pas en fait une question de droit, mais de sensibilité et de conviction, dimensions au contour fluctuant mais aux pouvoirs incommensurables qu’il est toujours dangereux de négliger ou de mal mesurer.
En érigeant les caricatures de Charlie Hebdo en symbole de la liberté d’expression, le président Macron trahit l’universel, car il prend fait et cause pour l’une des deux conceptions (le sacré n’est pas un motif pour encadrer la liberté d’expression). Il dénature par là-même la précieuse laïcité qui, elle, se doit de ne pas prendre parti pour les conceptions des croyants ou des non croyants.
Dans le cas présent, la liberté de salir le sacré, la transcendance, n’est pas universelle, mais doctrinaire, partisane, inspirée par l’athéisme ou le matérialisme (dont les rédacteurs de Charlie sont des partisans avérés). Cette conception n’est déjà pas rassembleuse en France (voir le débat actuel sur l’Observatoire de la laïcité) :
Comment pourrait-elle être comprise dans les pays dont la fibre religieuse est à fleur de peau ?
Pour lire l’article en entier, REFLETS n° 39 pages 26 à 29