Voyager, c’est aller de soi à soi en s’enrichissant les uns les autres
Le Père André-Marie, moine bénédictin, prêtre, artiste aux multiples facettes, emploie ses talents à se battre contre la misère. « Faire du beau pour faire du bien est sa devise ». Il a fondé en 1975 à la Croixrault (Somme) la Demeure. Il accueille des sans-voix, sans-terre, sans-papiers, sans-toit, sans emploi, sans avenir, sans dignité. Ses journées sont totalement tournées vers les autres.
Il se trompait, Sartre, en disant que « l’enfer, c’est les autres ».
Si l’on sait ne pas se laisser enfermer dans son petit moi, l’autre peut devenir une occasion d’ouvertures exceptionnelles.
Lorsque dans l’Évangile, Jésus nous demande de « passer sur l’autre rive », c’est une invitation à quitter son ego, à sortir de soi pour aller à la découverte de l’autre. Cet état d’esprit d’ouverture devient une question : « Qu’est-ce que j’attends de l’autre… qu’est-ce que l’autre attend de moi ? »
Dom Henri Le Saux, ce moine bénédictin qui a vécu 40 années sur le bord du Gange, n’avait pas quitté son monastère de Bretagne pour aller, en Inde, apporter « sa » vérité, mais pour vivre « avec », découvrir et recevoir. Lorsque j’ai eu le bonheur d’aller me recueillir sur le trottoir de Bénarès, là où il a quitté cette petite vie pour découvrir la grande en prononçant le « Aum », une barrière en moi s’est rompue… Le soir même, j’étais accueilli dans un monastère bouddhiste où l’ancien, en s’inclinant, prononçait le merveilleux « Namaste » : « que le divin qui est en toi rencontre le divin qui est en moi ». Est-ce alors qu’est né le besoin de peindre des mandalas ?
Il y a quelques années à Marrakech,
pour tenter d’exprimer qu’il n’y a dans le monde qu’une seule race : celle des humains, j’avais les doigts croisés avec ceux d’un imam. Cela semblait presque démontrer qu’il n’y avait, bien qu’exprimée sous des formes différentes, qu’une seule religion : celle des vrais « croyants ». Non pas celle des « pieux » qui savent tout de Dieu et qui imposent leurs convictions, sinon : anathème ! Mais celle de ceux qui acceptent de passer « sur l’autre rive » pour, humblement, accueillir le divin, le recevoir et s’en enrichir. Alors, découvrons que le bonheur, c’est peut-être aussi les autres : j’ai relevé dans le Coran les 99 synonymes du mot Amour pour les calligraphier.
Swiadoma kreacja rzeczywistosci explique que
« la simple empathie et le respect envers une personne suffit pour se donner des chances avant tout, de voir la situation telle qu’elle est réellement et ce qui l’a conduit ». Nous avons trop souvent tendance à rester enfermés dans les principes de notre culture, prompts à juger sans voir, comme le dit l’expression populaire, « plus loin que le bout de son nez ».
Voyager sous d’autres cieux, à la rencontre des autres, consiste bien souvent, même dans des situations apparemment provocantes, à revoir ses jugements préconçus. « Pourquoi nous jugez-vous, me disait ce prêtre africain, à propos de la polygamie. Chez moi, dans mon enfance, à la maison, il y avait cinq mamans dévouées… » Et cette petite de 15 ans qui s’était sauvée de l’orphelinat où on l’avait placée, et qu’on retrouvait enceinte quelques mois plus tard. « Pourquoi ? Vous ne comprenez pas, il faut bien que j’honore mes ancêtres en donnant la vie ».
On ne peut pas avoir vécu durant plus de 50 ans avec les plus pauvres,
les plus démunis, parfois sans aucune éducation, et avoir au quotidien partagé leur vie, sans être atteint, comme par une forme de contagion, de ce besoin absolu et irréversible de « miséricorde » qui consiste non pas à vouloir les changer mais à tenter de les aimer. Bien sûr, en supportant toutes les critiques et les accusations des bien-pensants.
On ne peut avoir vu la maigreur squelettique d’un vieillard qui n’a même plus la force de mendier… On ne peut avoir vu mourir de faim dans les prisons des hommes entassés à 200 par cellule… avoir été applaudi et embrassé par eux, sans ressentir sourdre du fond de soi une forme d’Amour sans frontières qui s’il est vraiment sans frontières, englobe étrangement la victime comme le bourreau.
Ce sont eux, dit le père Pedro, qui font naître en nous cette force tranquille et paisible qui nous anime, lorsque nous nous mettons debout et debout ensemble. Alors, au contact de l’autre, le « chacun pour soi » devient nécessairement un « chacun pour tous ».