La vérité de l’expérience
Interview de Sofia Stril-Rever
La vie de Sofia Stril-Rever, née au Maroc, est marquée par les voyages. Proche de soeur Emmanuelle, elle signe plusieurs livres avec elle. Elle est la biographe française du dalaï-lama. Elle est également co-auteur du film Dalaï-lama, une vie après l’autre, Arte 2008. Enseignante spirituelle, elle guide des retraites de méditation et de mantra yoga, donnant aussi des récitals de mantras sacrés. Co-directrice du portail internet BuddhaLine, elle anime le programme « Vivre la paix et la guérison intérieure » à Menla Thödöl Ling, « Le Jardin du Bouddha de Médecine », centre situé dans la vallée de l’Eure près de Paris. Elle est également l’initiatrice du programme « Droit et Conscience » avec le Barreau de Paris, en tant que porte-parole fondatrice de l’association Paix & Responsabilité Universelle. www.responsabilite-universelle.org
Enfant, aviez-vous une prédisposition à la vie intérieure ?
Toute petite, j’ai eu la chance d’être élevée par un grand-père merveilleux, simple et bon, un homme de la terre avec toutes ses valeurs, un héros anonyme de la Résistance. Il n’avait pas beaucoup de livres : une encyclopédie de l’histoire de France, la Bible. Il affectionnait particulièrement l’Évangile de Saint Jean. Comme j’étais malade et qu’il ne savait pas trop comment m’occuper, il m’a appris à lire. Ainsi, à l’âge de 4 ans, je savais lire et écrire. J’ai été fascinée par cet Évangile que je connaissais par coeur puisque j’avais appris à lire en le découvrant. Pour moi, c’était LE livre, le seul. L’histoire de Jésus me fascinait. Toute petite, j’aimais les livres que je trouvais captivants. Ils communiquent en effet avec l’invisible. Ensuite, par ma famille, j’ai rencontré sœur Emmanuelle, étonnée de voir cette petite fille qui lui récitait par cœur l’Évangile de Jean. J’ai de beaux souvenirs de sœur Emmanuelle avec laquelle j’avais le soir, des conversations, d’enfant bien sûr. Elle a toujours su se mettre à la portée des enfants et des personnes qu’elle rencontrait. Elle a apporté dans ma vie quelque chose de magnifique. Elle a été mon premier maître-guide spirituel, et je l’ai retrouvée ensuite quand j’avais 17 ans. J’avais réussi à obtenir l’argent du billet d’avion, à arracher de mes parents l’autorisation pour aller la rejoindre au Caire. Ce fut là aussi une rencontre fabuleuse, au moment où j’avais d’autres questions sur le monde. Elle n’était pas encore connue ni médiatisée. Mais elle était en plein dans cette oeuvre incroyable qu’elle a entreprise au Caire. J’étais vraiment guidée depuis toujours par cette quête spirituelle.
Je n’imaginais pas à cette époque que j’irais un jour à Dharamsala. Je connaissais très peu l’histoire du Tibet, du dalaï-lama. Je n’avais aucune raison d’y aller. J’ai eu l’intuition qu’il fallait que je m’y rende, c’est tout. C’était en 1992. J’y suis arrivée le Samedi saint, et le lundi de Pâques, je me suis trouvée sur le chemin du dalaï-lama. Il est venu vers moi et il y a eu un contact. J’ai ressenti beaucoup de choses, mais je n’étais pas prête. Mon parcours ne m’avait pas encore préparée à entrer sur la voie du bouddhisme tibétain.
Je suis retournée en Inde en 1997. Entre-temps, des graines avaient été semées : je m’étais mise toute seule à étudier le sanscrit. Ce fut vraiment une reconnexion avec mes mémoires antérieures. J’ai commencé à traduire pour des lamas tibétains peu après 1992. En 1995, j’ai traduit pour Sa Sainteté Sakya Trinzin, guide de l’école sakya du bouddhisme tibétain, quand il est venu à Paris. Je lui ai posé beaucoup de questions sur le corps subtil, sur les canaux énergétiques, les chakras. Il m’a dit : « Toutes les réponses sont dans un livre intitulé Le Tantra de Kalachakra… Puisque tu étudies le sanscrit, ce serait bien que tu traduises ce texte. ». Il avait été traduit en mongol et en tibétain, mais jamais en langue occidentale. Là aussi, j’ai suivi mon intuition. En quête de ce texte rare, j’ai rencontré à Rome un grand orientaliste qui m’a indiqué : « Ce livre, tu le trouveras à Sarnath, près de Bénarès en Inde centrale, dans une grande bibliothèque reconstruite par des lamas tibétains et les pandits indiens, des érudits qui connaissent le sanscrit ». Donc, je suis allée à l’Institut des Hautes Études tibétaines de Sarnath, un lieu totalement dédié à la sagesse. La bibliothèque m’a paru extraordinaire, avec ses livres enveloppés dans des brocarts, ces tissus brodés d’or et d’argent de couleurs différentes. J’y ai trouvé le texte que je cherchais. Puis, un pandit indien m’a donné les bases et les clés linguistiques de compréhension du texte, mais j’avais besoin d’approfondir.
L’unité de mesure cosmique est la respiration humaine
Matthieu Ricard devait me faire rencontrer à Katmandou, un lama qui pouvait m’introduire au sens profond du texte. Mais le directeur de cette université tibétaine, – c’était Samdhong Rinpoché, compagnon d’exil du dalaïlama depuis la première heure qui fut Premier ministre du gouvernement tibétain en exil de 2001 à 2011-, m’a dit : « Ce n’est pas à Katmandou qu’il faut aller, mais à Dharamsala ». Je m’y suis donc rendue pour la deuxième fois, car je n’y étais pas retournée depuis 1992. Il avait demandé à un lama très âgé de me recevoir danstous les matins. En fait, ce monastère était à deux pas de celui du dalaï-lama, et ce lama était lui-même un maître de celui-ci qui lui avait donné la transmission ésotérique du Tantra de Kalachakra. Donc là, j’ai reçu une transmission du sens profond de ce texte sur les corps subtils. C’est un livre d’une intensité inouïe où tout – le monde, les planètes – est calculé en cycles de respirations humaines : l’unité de mesure cosmique est la respiration humaine.
Mon maître, un yogi, un être vraiment extraordinaire, avait passé près de vingt années en retraite. Il pouvait, sans quitter son corps et grâce à ses pratiques du souffle, connaître les positions des planètes en fonction du transit des souffles internes sur ses chakras. Je l’ai vu de 1997 jusqu’à 2005, quand il nous a quittés. En même temps, j’ai de nouveau rencontré le dalaï-lama qui enseigne ce système de Kalachakra, et il a préfacé ma traduction publiée en 2000. C’est là que je suis rentrée dans une vraie relation d’enseignement avec lui, inimaginable en 1992. Il fallait le temps que tout cela évolue.
Puis j’ai commencé à traduire le dalaïlama lors de ses enseignements internationaux. En 2004 à Toronto, lors du grand enseignement sur le Kalachakra, j’ai remplacé Matthieu Ricard et traduit le dalaï-lama en français pendant quinze jours. Puis il y a eu son livre Mon autobiographie spirituelle en 2008, puis en 2011, Appel au monde, son autobiographie politique, son combat pour la paix. Le 29 septembre 2010, je lui ai proposé de résumer dans un texte l’essence de son enseignement sur la responsabilité universelle. Il a accepté : « C’est une très bonne idée… Ce serait mieux que tu l’écrives et après je regarderai. » C’est devenu le Manifeste de la Responsabilité universelle. Le texte a été écrit en 2012, communiqué au dalaï-lama qui l’a approuvé sans donner d’instruction sur sa diffusion. Jusqu’à ce qu’en septembre 2015, un message s’affiche son monastère : je devais le voir sur mon téléphone : le dalaï-lama me demandait d’être à Oxford quelques jours plus tard pour une interview sur la responsabilité universelle. Le moment était venu. Nous nous sommes retrouvés le 15 septembre 2015, à l’université d’Oxford et le dalaï-lama pensait que j’avais le temps d’écrire un livre avant la COP21, début décembre 2015, mais le délai était trop court. Ensuite, ce fut un travail très intense, l’aboutissement d’une réflexion de plusieurs années. Le système de Kalachakra décrit une nouvelle réalité : l’interdépendance des êtres et du monde, et la responsabilité qui en résulte, c’est la base de compréhension de la nouvelle réalité dont nous sommes les contemporains et qui est décrite dans le livre Nouvelle réalité.
Pourquoi avoir quitté le christianisme qui est une voie spirituelle complète avec des enseignements très élevés ? Comment le viviez-vous ? Selon moi, il y a autant de valeurs dans la tradition chrétienne que dans le bouddhisme.
Je souris parce que je n’ai jamais quitté Jésus ni le christianisme Simplement, je l’exprime autrement. Pour moi, tout a été très simple : je n’ai pas vécu de déchirement, de rupture. J’ai l’impression de n’avoir rien abandonné, mais au contraire de l’avoir développé, approfondi. Pour un regard extérieur, je comprends qu’il semble y avoir contradiction, mais dans mon vécu, il y a un chemin que je n’ai pas l’impression d’avoir perdu, plutôt de l’avoir suivi sans même bifurquer. J’habite à côté de la gare Saint-Lazare et depuis toute petite, je suis fascinée par l’histoire de Lazare. Je me sens protégée et guidée par lui. La première fois que le dalaï-lama m’a plaquée contre son coeur, – comme à chaque fois qu’il me voit -, j’entendis l’ordre de Jésus à Lazare dans son tombeau, lorsqu’il lui dit d’une voix forte : « Sors ! ». Depuis l’enfance, j’avais en moi cette empreinte et tout à coup, en 1992, contre le coeur du dalaï-lama, j’ai entendu la voix de Jésus, identique à celle que j’avais perçue petite, en lisant avec mon grand-père, le passage de l’Évangile où Jésus s’adresse à Lazare. À chaque fois que je rencontre le dalaïlama, je sors du tombeau. Et je renais.
Quand on est dans la vérité de l’expérience,
on est dans l’indicible de l’amour et de la joie
C’est la raison pour laquelle, pour moi, il n’y a pas de rupture. Les gens veulent me situer quelque part, alors que je n’en éprouve pas le besoin parce que j’ai vécu une continuité authentique. Je suis au service de la spiritualité : je sais que la lumière est là, que je vais vers cette lumière qui n’est pas de ce monde. Je la reçois et je la transmets. Elle s’appelle Jésus, Bouddha, mais elle porte aussi d’autres noms sacrés et divins dans différentes traditions de la conscience éveillée. C’est cela la nouvelle réalité : quand on est dans la vérité de l’expérience, on est dans l’indicible de l’amour et de la joie. Toutes les étiquettes censées désigner cette expérience n’ont plus d’importance.
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Pour lire l’article en entier Reflets n° 23 pages 68 à 71
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