Directeur de maison de retraite depuis 1989, Philippe Maire est expert en gestion hospitalière et titulaire d’un post-grade en gestion de la qualité. Maître praticien en PNL, il anime également différentes formations destinées aux cadres des institutions de soins. Auteur de : Petit Traité de Résilience à l’Usage des Surmenés, Comment tirer parti d’un burn-out ? Philippe Maire, Ed. Jouvence, St-Julien-en-Genevois, 2e édition 2016
Dans nos sociétés occidentales, nous évoluons dans un environnement envié par les habitants des pays moins développés. Une multitude d’outils nous simplifient quotidiennement la vie : eau courante, électricité, station d’épuration, réfrigérateur, circuits de production et de distribution alimentaires… Cependant, nous continuons à nous crever au boulot comme les esclaves et les serfs d’antan.
Grâce à notre prospérité matérielle, le temps consacré aux activités laborieuses s’est réduit. Nous avons des week-ends de repos, des congés payés, des retraites bien méritées. Nous vivons des existences plus longues, plus pleines et plus exaltantes. Toutefois, nous persistons à trimer comme des bêtes de somme de manière à pouvoir profiter de tous ces bienfaits.
En un siècle à peine, notre monde a subi des mutations d’une vertigineuse magnitude[1]. La population mondiale est passée de 2 à 7.5 milliards et en Occident, le nombre d’agriculteurs est passé de la moitié de la population à la fin du XIXe siècle à 2 % aujourd’hui. En même temps, « la population des villes passe de 3 % en 1800 à 14 % en 1900 et à plus de la moitié en 2000. »[2]
La réalité est bien loin de cette image d’Epinal : trop nombreux sont les anonymes qui tombent au champ d’honneur de la croissance continue et de la maximalisation des profits, sacrifiés qu’ils sont aux impitoyables exigences de la productivité. Le phénomène de l’épuisement professionnel se présente comme le mal insidieux qui frappe une société opulente.
Au cours de son évolution, l’espèce humaine a connu des transitions ayant un impact sur son activité laborieuse : d’abord au néolithique, sédentarisation des tribus de chasseurs-cueilleurs qui ont commencé à vivre de l’élevage et de l’agriculture, ensuite au XVIIIe siècle, révolution industrielle avec la transformation du monde agraire et artisanal en société industrielle et commerciale, et enfin au début du XXe siècle, méthodes de travail rigoureuses qui ont donné naissance à l’organisation scientifique du travail. Certains spécialistes considèrent que le tout récent développement des technologies de l’information et la mondialisation de l’économie constituent une quatrième transition caractérisée par une accélération du rythme des changements.
Il va sans dire que tous ces développements recèlent un grand potentiel de bien-être et de prospérité. Mais certains produisent des effets secondaires sous forme de stress et de problèmes de santé liés au travail. Le stress au travail apparaît depuis une dizaine d’années comme un risque majeur auquel les organisations et entreprises devront ou doivent déjà faire face. Le phénomène de l’épuisement professionnel est à placer dans ce contexte. Il est possible de considérer ce syndrome comme un effet collatéral de la modernité.
Par ailleurs, notre relation à nous-mêmes a changé également. Nous avons facilement à portée de main des antidépresseurs, des neuroleptiques ou des antalgiques divers qui, agissant sur nos symptômes désagréables, nous coupent de nos perceptions. Au lieu de voir la douleur et les symptômes comme le signe d’un problème sous-jacent nécessitant notre attention, il est tentant et beaucoup plus facile de masquer ces symptômes avec des médicaments. Aussi, le phénomène de l’épuisement professionnel est-il à percevoir comme une maladie de civilisation au même titre que l’obésité et est également révélateur des limites d’un modèle biomédical qui privilégie les symptômes et néglige les causes des maladies.
Notre conscience de nous-mêmes, notre manière de nous percevoir s’est également modifiée. Auparavant, l’homme acquérait un sentiment de lui-même dans la ressemblance avec autrui (plan de conscience du Nous). Avec l’exploration du monde extérieur et la capacité de s’affranchir de ses contraintes s’est progressivement développé un plan de conscience du Moi où l’homme se perçoit dans la différence, dans la singularité.
La cohabitation de ces deux plans explique les comportements très différents que nous pouvons adopter en groupe – en particulier au travail – ou seuls. Jusqu’à ce jour, le travail a constitué le terrain de jeu sur lequel le plan de conscience du Moi a pu se construire. Il apparaît cependant que ce terrain de jeu est en train de se transformer en bourbier dans lequel pataugent des individus harassés, dépassés qu’ils sont par le décalage entre leurs attentes irréalistes de réalisation de soi et des conditions de travail de plus en plus contraignantes. Le phénomène de l’épuisement professionnel exprime en l’occurrence la saturation psychique de l’homo modernus qui s’épuise à poursuivre des rêves impossibles dont il n’est peut-être même pas le créateur.
Schéma : les différentes facettes de l’épuisement professionnel
Sommes-nous des machines ?
Pour l’économie, nous sommes des unités de production et/ou de consommation, plus ou moins remplaçables dans le premier cas, et dont les habitudes d’achat sont décortiquées dans le second. Le phénomène de l’épuisement professionnel est le petit grain de sable qui vient perturber le fonctionnement harmonieux de la machine économique, dysfonctionnement aussi difficile à diagnostiquer qu’à soigner pour la médecine occidentale. En d’autres termes et dans un contexte élargi, l’épuisement professionnel est une indication très utile d’une manière inadéquate de concevoir le travail et la santé.
Qu’est-ce qui distingue une machine d’un être humain ?
Une machine ne souffre pas, ne se pose pas de questions sur elle-même ou sur ses relations à autrui, ne recherche pas le bonheur ou un sens à son existence, ne manifeste pas d’aspiration au dépassement de soi.
Clairement, il existe un autre paradigme de nature spirituelle qui coexiste avec le paradigme matérialiste. Pierre Teilhard de Chardin[3] exprimait bien le lien ambigu qui lie ces deux manières de se représenter l’être humain en se demandant si l’homme est une entité matérielle qui fait des expériences spirituelles ou une entité spirituelle qui fait des expériences matérielles. Et si le phénomène de l’épuisement professionnel était un heureux rappel que nous ne sommes pas des machines, que notre nature est davantage spirituelle que matérielle ? Auquel cas, l’épuisement professionnel ne devrait pas être perçu comme un problème de santé, mais comme une manifestation… de bonne santé.
[1] Essai de Michel Serres, Temps des crises (Ed Le Pommier, Paris, 2009)
[2] Cf. Michel Serres, ibid. cit., p. 13
[3] Prêtre jésuite et scientifique de renommée internationale, Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) considérait que l’évolution des espèces se caractérisait par un accroissement de la complexité s’accompagnant d’une élévation de la conscience, lesquelles culminent avec la spiritualité humaine.