Membre du comité scientifique et de l’évaluation de l’ANLCI (Agence Nationale de Lutte Contre l’Illettrisme), Francis LAVOINE s’investit depuis vingt ans sur tous les sujets ayant trait à la lutte contre l’illettrisme, au travers de nombreux groupes de recherche, réseaux professionnels et associations.
Enseignant chercheur en pédagogie expérimentale, il est directeur d’associations de lutte contre l’illettrisme et mène des formations de formateurs et cadres associatifs ; il enseigne également à l’ISP (Institut Supérieur de Pédagogie) à Paris. Formateur en communication interpersonnelle, il inscrit son action dans le cadre plus général du « développement personnel ». Son enseignement est davantage orienté sur le comportemental des acteurs que sur les aspects purement techniques. Il considère plus largement qu’il convient de considérer les personnes pour ce qu’elles savent faire et non pour leur handicap, et par là, travailler sur l’amélioration du savoir être des pédagogues.
Après avoir dirigé « l’expérimentation FASSIER » dont s’est fortement inspiré le dispositif « Savoirs pour réussir », il a été, de 2002 à 2010, directeur et conseiller technique du département de lutte contre l’illettrisme à la Fondation Caisses d’Epargne pour la solidarité, responsable du développement de ce réseau.C’est un spécialiste du montage et de l’animation de dispositifs de formation et d’insertion socioprofessionnelle.Fondateur de l’Institut Européen de Recherche et d’Evaluation pour l’action éducative (IERE) dans lequel il occupe les fonctions de directeur scientifique, il met ses compétences au service du monde associatif en général et de la lutte contre l’illettrisme en particulier. Collaborateur à CLEF DE VOÛTE depuis bientôt 5 ans, Francis LAVOINE est souvent perçu comme un militant, technicien de l’humanisme. www.iere@orange.fr
Qu’est-ce que l’illettrisme ?
Concernant cette interrogation basique, je vous propose d’indiquer aux lecteurs de se tourner vers le site de l’ANLCI, sur lequel ils trouveront des dossiers techniques avec de nombreux chiffres.Personnellement, je vous propose la définition suivante qui peut venir compléter celles admises de façon consensuelle:
Je considère qu’une personne est en situation d’illettrisme quand elle rencontre des difficultés pour produire du sens, soit à l’écrit (écriture), soit à l’oral (construction de phrases cohérentes) ou pour accéder au sens, soit par la lecture, soit par l’audition (compréhension). Pour moi, la question fondamentale reste celle du sens.
Ainsi, ayant été alphabétisés, nous avons la capacité à déchiffrer le code écrit sans pour autant le comprendre, nous ne sommes alors que des déchiffreurs et non des lecteurs accomplis.
Légende photo: L’illéttrisme,
Qui concerne-t-il ?
A cette question, même si des tendances existent portant sur la répartition hommes/femmes, sur l’âge des sujets enquêtés, sur leur lieu de résidence, et que les statistiques effectuées par l’enquête IVQ (Information et Vie Quotidienne) de l’ANLCI les mettent parfaitement en lumière, je préfère orienter mon propos sur un aspect qui peut sembler simpliste voire ringard, mais pourtant cruellement réaliste ; je veux parler des corrélations entre la maîtrise du langage avec les catégories socioprofessionnelles (CSP).(commentaire : le sens n’est pas clair) Quand on dit que tout se joue à l’école primaire, moi je prétends que tout se joue dans le cercle familial, avant la scolarisation. En effet, selon la qualité de ce que l’on peut nommer « la logistique familiale », l’enfant abordera la lecture et, ensuite, son entrée dans l’écrit, de manière différente. Ces apprentissages sont très dépendants du volume et de la qualité du langage oral, qui s’acquièrent principalement dans le cercle familial, bien avant d’intégrer le système scolaire classique. Aussi, il est clair que des inégalités significatives entre les foyers existent, d’un point de vue linguistique, certes, mais également en termes de positionnement de l’enfant, de la place qu’il y occupe. Oui, un enfant grandissant dans un univers peuplé d’adultes cultivés, bienveillants et qui stimulent l’éveil, aura plus de chances de réussite que celui qui, à contrario, n’est jamais repris sur ses erreurs de langage, n’est que peu interrogé sur ce qu’il veut dire, est encouragé à se replier dans sa chambre plutôt que de dialoguer avec les adultes. En une formule, n’oublions pas que le langage s’acquiert au contact des adultes, et que la qualité de celui-ci dépend du niveau de langage des adultes, de sa richesse et de sa maîtrise.
Quelles sont les causes ?
Les causes sont multiples à l’évidence, mais encore une fois, une des principales réside dans ce que je viens de traiter précédemment, les autres « accidents » de la vie ne font qu’aggraver cette course à « handicap ».
Quelles solutions ?
A causes multiples, solutions diverses et différentes. Il serait donc illusoire de croire qu’en réponse à une cause identifiée, il n’existerait qu’une solution que je n’ose qualifier de miraculeuse. Avant la massification de l’enseignement, dans les années 1960 pour la France, nous avons cru sans naïveté aucune, qu’il suffisait de scolariser les enfants pour qu’ils apprennent ! C’est ce que j’appelle « l’illusion éducative ». La suite nous a bien prouvé le contraire et d’une certaine manière, heureusement. Nous ne sommes pas face à des machines qu’il convient d’alimenter en connaissances, mais face à des humains particulièrement singuliers qui répondent à des modes particuliers reposant notamment sur le développement des aptitudes. Il convient, de mon point de vue, d’être attentif à l’aspect comportemental de l’enfant pour définir les cadres, les moyens et outils d’apprentissage. Il existe un lien, qui doit être renforcé, entre le développement des aptitudes et l’acquisition de compétences. Or, notre système privilégie à outrance les compétences, laissant largement de côté les aptitudes quasi naturelles des enfants. Aussi, passons-nous avec aisance au large d’aptitudes pourtant essentielles dans l’exercice de certaines fonctions. Juste un exemple : l’enfant qui, spontanément, dans la cour de récréation – observatoire extraordinaire des comportements sociaux – est reconnu en qualité de « chef », d’animateur, de leader pour les jeux, pour peu qu’il n’obtienne pas de bons résultats « scolaires », aura peu de chance à devenir un bon chef d’entreprise, alors que ses aptitudes sont fondamentales pour occuper une des fonctions les plus difficiles à exercer avec succès, commander des hommes.
Cela étant, ne perdons pas de vue ce que nous abordions plus haut ; si des efforts doivent être consentis, portons-les sur l’expression orale dès le plus jeune âge.
Combien de personnes sortent de l’illettrisme ? Comment ?
Il est difficile de quantifier le nombre de personnes qui sortent de l’illettrisme, d’autant que chacun d’entre nous apprend, certes, mais désapprend également. Ces sorties peuvent donc être temporaires ou durables si les connaissances acquises ou ré-acquises sont plus ou moins sollicitées.
Mais la question « comment les personnes sortent de l’illettrisme ? » m’intéresse davantage. Je crois fondamentalement que l’on apprend toujours par intérêt et non pour faire plaisir au maître, sauf si « faire plaisir au maître » représente ce seul intérêt qui n’est pas neutre : exister, au moins, à ses yeux.
Légende photo: Bien adapté à la terre pour s’élever
Pour moi, interroger celui qui est en situation d’apprentissage sur ses centres d’intérêt, est la première des attitudes à adopter. Les compétences à acquérir viendront, alors, en réponse à ce questionnement mis en lumière et feront sens pour les apprentissages. Nous-mêmes qui continuons à apprendre, nous nous engageons dans cette voie, presque uniquement par intérêt ou par plaisir.
En résumé, mais il est difficile sur un sujet comme celui-ci d’être bref, on sort de situations d’illettrisme parce que les apprentissages représentent des réponses utiles et efficaces à de fortes préoccupations.
Légende photo: Seul?Non. Indépendant!
Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à l’illettrisme ?
On me pose souvent cette question à laquelle j’apporte cette réponse. J’étais un enfant ordinaire, je suis devenu un adulte en colère. A l’école, j’étais dans la moyenne, jamais premier, jamais dernier, mes parents me demandaient d’être dans les dix premiers, ce que je faisais sans effort. Mais dans ma famille, parler n’était pas facultatif, mais quasi obligatoire ; nous avons grandi, mon frère et moi, dans un milieu très politisé dans lequel la parole occupait une place prépondérante. Ainsi, sur tous les sujets notre avis était sollicité.
J’ai donc longtemps cru que le monde dans lequel je vivais était à l’image de ce que le cercle familial me proposait comme définition. C’était une norme et j’imaginais assez bien que cette norme était partagée et répandue. Un monde assez lisse où chacun pouvait dire et comprendre le monde, sans pour autant éviter d’exprimer son désaccord, et tentant même de convaincre avec force et vigueur.
Beaucoup plus tard, adulte en situation de concepteur de produit de formation professionnelle, il y a maintenant presque 25 ans, je me retrouvais confronté à une situation qui m’était jusque-là parfaitement étrangère et qui, depuis, est devenue par choix mon quotidien. J’étais face à une soixantaine de jeunes adultes sans emploi, à qui j’expliquais les contenus d’une formation, que mon organisme de formation entendait mener avec seulement 12 places de disponibles. Ces personnes étaient attentives et fortement intéressées. Quand elles ont dû renseigner les dossiers de candidatures, la majorité d’entre elles était dans l’incapacité de répondre par écrit aux questions ouvertes. Après avoir auditionné chacune d’entre elles, j’ai constaté que les personnes, les plus motivées et les plus aptes à exercer le métier proposé, étaient celles qui ne maîtrisaient que faiblement l’écrit et donc, ne pouvaient pas tirer profit de cette action de formation. Je fus donc contraint d’accueillir, sur cette action, les jeunes adultes maîtrisant le français et de tenir à l’écart ceux qui laissaient augurer le plus de chance de devenir de bons professionnels. Depuis ce jour-là, je suis devenu un adulte en colère.
Qu’est-ce qui vous motive encore pour durer aussi longtemps ? (25 ans)
A cette question, j’ai envie de dire que j’ai la colère durable mais récompensée. Voir des gens se redresser, reprendre confiance en eux, envisager et réaliser des projets jusque-là impensables me donne l’énergie. Et puis, je me dis que la tâche n’est pas achevée et comme je n’aspire pas au repos…
Qu’est-ce qui vous passionne particulièrement dans cette lutte ?
Sans aucun doute, le fait de participer à un travail collectif, pour que chaque homme soit plus libre. Vous savez, pour moi la liberté est probablement le bien le plus précieux, or, maîtriser faiblement le langage nous prive de liberté. La langue est, pour moi, une arme de résistance. Pouvoir contredire, argumenter, se faire sa propre idée, exprimer son opinion, lire entre les lignes, découvrir le vrai sens des mots c’est-à-dire le sens caché, tout cela donne du sens. Résister aux discours simplistes, caricaturaux, sectaires, dogmatiques, tout cela donne du sens et conduit à la tolérance de l’autre ; pour moi l’autre est une chance, surtout s’il est différent, car au fond, l’autre est un autre moi-même. C’est une occasion unique de se réconcilier avec soi-même par et pour les autres, pour que chacun vive vraiment debout.
Expérimentez-vous des solutions novatrices ?
A partir de ce que je viens d’exposer en début de dossier, j’ai mis en œuvre un certain nombre de programmes que ce soit au plan local sur un bassin d’emploi à Senlis, avec le concours d’Abdel Aïssou (à l’époque sous-préfet), au plan départemental avec le Système Permanent d’Acquisition des Savoirs (SPAS) dans le département de l’Allier, par des financements croisés, et bien sûr au plan national avec le dispositif Savoirs Pour Réussir (SPR) ; tous possèdent les mêmes caractéristiques pédagogiques et la même philosophie d’action. Ces initiatives ne peuvent se mettre en œuvre qu’à partir d’une volonté politique forte et durable d’une part et, d’autre part, du postulat résumé ainsi : « Considérer la personne en difficulté pour ce qu’elle sait faire et pas seulement pour ses handicaps. ». En d’autres termes et pour compléter, je ne travaille que pour créer des dispositifs sur mesure, quels que soient les publics, les acteurs de terrain en présence et les financeurs avec leurs possibilités d’engagement.
Question pédagogie, tous les programmes s’appuient sur une pédagogie individualisée et personnalisée.Nous n’aurons pas assez d’espace ici pour détailler ces programmes, mais l’essentiel est là et je reste disponible pour répondre aux questions éventuelles de vos lecteurs.
Avez-vous eu des rencontres qui ont changé votre regard ?
Chaque personne que je rencontre m’enrichit et modifie le regard que je porte sur notre société et sur ses problématiques majeures ; mais si vous souhaitez que je vous cite quelques noms, sans éviter cette question, je pourrais vous citer tel ou tel universitaire ou bien tel ou tel stagiaire qui, à égalité, ont influencé ma façon d’appréhender mon métier qui évolue comme le monde évolue. Je crois que la pire des choses est de rester campé sur ses certitudes.
Qui peut aider dans cette lutte ?
Souvent, nous avons l’habitude de dire que la lutte contre l’illettrisme c’est l’affaire de tous et je suis d’accord, comme j’adhère pleinement au slogan de l’ANLCI qui scande : « Réunir pour mieux agir ». Cela étant, il est important, me semble-t-il, de préciser que travailler sur de l’humain est un engagement sérieux qui réclame un grand professionnalisme. A travers ces propos, je considère toutes les personnes qui œuvrent auprès de ce public comme de véritables professionnels, qu’elles soient salariées ou bénévoles. En effet, les personnes qui s’engagent bénévolement auprès de mes équipes veulent bien faire, mais ce n’est pas une raison suffisante pour faire bien. D’autres aimeraient venir nous rejoindre mais ne se sentent pas capables ou n’osent pas. C’est pour ces raisons que nous engageons des programmes de formations obligatoires en direction du bénévolat. Quant aux professionnels salariés, nous sommes très regardants quant à leurs postures et attitudes.
Quel regard portez-vous sur ce problème de société ?
Un regard inquiet mais aussi plein d’espoir. Inquiet parce que, depuis les années 1980, les moyens mis à disposition de la lutte contre l’illettrisme n’ont cessé de diminuer de façon constante, alors que dans le même temps, les personnes en situation d’illettrisme ne cessent d’être plus nombreuses. Parallèlement, on est de plus en plus à se préoccuper de ce problème, à se professionnaliser, à s’en inquiéter. Le problème est comme souvent, éminemment politique ; nous sommes, depuis de trop longues années, dans une logique de gestion des problèmes et pas véritablement dans une logique de lutte. C’est franchement de l’ordre du choix, des priorités. On sait aujourd’hui combien vaut l’éducation et on commence à mesurer ce que coûte l’ignorance. Et pas seulement en termes de volume d’euros à engager, mais surtout en termes de menace pour notre démocratie.
Légende photo: C’est fatigant d’être toujours premier!
L’idée fait son chemin lentement, cette idée qu’une bombe sociale, larvée il y a encore quelques décennies, ne cesse de grandir un peu plus chaque jour et plus fort encore en période de crise. La seule inconnue réside dans sa date d’explosion que nos dirigeants espèrent la plus lointaine possible, tout en ayant pleinement conscience que tout cela se rapproche de plus en plus vite. C’est difficile d’enrayer cette mécanique avec nos fonctionnements actuels ; il me semble donc nécessaire voire urgent de reconsidérer l’ensemble de notre système, à commencer par l’arrêt du turnover ministériel. Avec une moyenne d’un ministre tous les 18 mois misant tout sur sa réforme, alors qu’un enfant reste scolarisé 12 ans, comment mesurer l’efficacité de changements si le temps nécessaire à ses évaluations n’est pas consenti ? J’estime que les sujets liés à l’éducation comme à la santé et à la défense devraient échapper aux contraintes du temps définies par les mandats de nos dirigeants. Je pense qu’il faudrait imaginer un organisme de gestion républicain indépendant doté de moyens d’action prioritaire.
L’illettrisme est-il en diminution ?
Comme je le précisais avant, malheureusement non, il y a de plus en plus de jeunes qui sortent du système scolaire sans diplôme, environ 50 000 chaque année et la JDC (Journée Défense Citoyenneté) identifie, elle aussi, des jeunes âgés de 17 ans en difficulté de lecture, de plus en plus nombreux. Tous ces constats nous engagent à multiplier nos efforts et à nous mobiliser encore davantage.
Les solutions vont-elles vers plus de facilité ?
Toutes les solutions devant traiter d’un problème complexe ne peuvent pas et ne doivent pas être simplistes, je me méfie des grand manitous qui brandissent des « Yaka ! ».
Etes-vous optimiste pour les dix ans à venir ?
Vous comprendrez qu’après avoir précisé ma pensée à travers mes réponses aux questions précédentes, les dix ans qui viennent sont pour moi un repère temps qui ne permettra pas de voir la situation s’améliorer de façon significative. En revanche, je reste très optimiste pour les cent prochaines années. Gardons l’espoir et ne baissons pas la garde.
légende photo: COMPRENDRE! seulement après ACCEPTER
Francis Lavoine et son frère Marc Lavoine ont en projet l’écriture d’un ouvrage où chacun donnera son appréciation du sens de la vie. Son titre: Pour l’amour des mots.