C’était la première fois que cela m’arrivait. J’ai refusé de traiter un sujet.
J’avais passé une journée bien remplie.
Je m’étais occupée de mon projet théâtral, j’étais fatiguée physiquement et comblée mentalement. Et l’invitation d’écrire sur le malheur des femmes en Afghanistan après le retrait des Américains ne m’inspirait pas. En plus, je n’avais pas suivi les actualités ces derniers jours et je me sentais sous informée. Tout se braquait en moi.
Pour obtempérer à la règle de l’atelier, j’essaie de chercher sur internet des informations, des impulsions, mais le temps imparti passe et je reste dans mon état de trop plein qui rejette tout.
J’avoue à l’animateur que je ne suis pas les actualités
et que je ne peux rien écrire sur ce sujet.
Alors, il faut se demander, me dit-il, pourquoi je me désintéresse d’un événement qui a des répercussions mondiales.
J’écrivais là-dessus pour arriver au constat : c’est pour me protéger.
Se protéger signifie qu’il y a une souffrance à éviter,
observe l’animateur. Ah, je ne l’avais pas vu comme ça ! C’était plutôt pour pouvoir rester tranquillement dans ma bulle. Mais les mots ne mentent pas. J’avais bien prononcé le mot « protéger » !
Tout à coup me vint un souvenir de mon adolescence :
la honte incommensurable due au fait que je ne m’intéressais pas à la politique.
Je m’exclame : « Tiens, je souffrais déjà de ce manque d’intérêt dans ma jeunesse ! » Mais une telle constatation purement intellectuelle ne sert à rien dans la méthode AER ! Il ne s’agit pas de penser avec sa tête mais de ressentir avec le cœur.
Le cœur ne voulait pas entrer en action ce soir-là.
Il ne voulait ni s’ouvrir aux souffrances des femmes en Afghanistan, ni à la souffrance de mon souvenir.
J’étais tenté de dire que c’était une séance ratée ou au moins une séance pour rien…
Mais rien ne se passe sans raison, sans conséquence !
Dans la semaine qui a suivi, j’étais accaparée par mille choses, mais, en mon for intérieur, je sentais le besoin de traiter ce souvenir. Quelque chose me demandait de le faire. Vers la fin de la semaine, cela devenait de plus en plus pressant.
Je tournais en rond comme une poule qui avait l’irrésistible envie de pondre.
Je me suis assise et j’ai noté mon souvenir douloureux.
J’étais dans ma 17e année.
J’étais une très bonne athlète, mes succès sportifs compensaient le manque d’estime par ailleurs. J’étais une élève sérieuse, mais je ne me cultivais pas. Dans le journal, je ne lisais que les pages sportives.
Or, il y avait un concours national ouvert aux jeunes sportifs
ayant un bon niveau pour assister aux jeux olympiques à Tokyo. J’hésitais à m’y inscrire, car cela me faisait peur de voyager si loin, d’aller vers l’inconnu.
Dans mon club, il y avait depuis peu une fille qui se considérait comme une rivale. Son père, peu sympathique et très ambitieux, l’entraînait dans le but de me dépasser. Je n’étais pas à l’aise avec ces deux-là. La fille s’inscrivit au concours. Mes amis firent pression sur moi pour que j’y participe aussi et finalement je me lançais. Je me préparais sérieusement à l’examen de culture générale, je parcourais les actualités dans le journal.
Une fois le concours passé,
un soir d’entraînement, cette fille, entourée de son père et d’un groupe de camarades, me pose des questions comme des candidats se les posent après avoir passé un examen : « qu’est-ce que t’as répondu ? Et là, et là ? Et les partis dans le Bundestag, qu’est-ce que t’as mis » ? J’énumérais : CDU/CSU, SPD, SED… SED !?
– SED !?
-T’as pas écrit SED !?!
Un tollé, un vacarme, des rires !
Elle a mis le parti unique de la RDA au Bundestag ! Réalisant mon erreur monumentale, impardonnable, j’essayais de faire marche arrière : non, bien sûr que non, ma langue a fourché ! Mais rien à faire, mon trouble me trahissait. J’étais livrée à la foule moqueuse, c’était affreux.
J’ai consolé la jeune fille de cet instant ancien.
En la consolant, m’est apparu la vision d’une fleur.
Cette fleur était d’une finesse si délicate qu’elle paraissait immatérielle, si belle qu’aucun mot ne peut la décrire. J’étais fascinée par cette apparition. Elle me conférait sa beauté éthérée.
Et elle effaçait cette image de la jeune fille qui se débattait contre l’image qu’elle offrait à son entourage, l’image de sa nullité mise à nu. J’étais totalement apaisée.
Souriant, je lève les yeux et regarde par la fenêtre.
À travers le voilage, je vois le chat de la voisine, ce même chat qui m’avait montré le chemin quelque temps avant quand j’avais fait le cauchemar. Il est assis sur la terrasse dans une position majestueuse et tourné vers moi !
Le chat me regarde comme s’il donnait confirmation
de ce que je viens de ressentir. Mais me voit-il à travers le voilage ?
J’ouvre la fenêtre pour lui parler. Il me regarde d’un œil farouche et se sauve.
Il est redevenu un chat, un simple chat.